Journale Erinnerung an die Gegenwart

Leopold von Verschuer

TRADUIRE LES LISTES

ou

ESSAI SUR LES 4 OUTILS DE LA TRADUCTION

 

Ce texte a été commencé sur une pelouse au bord du Wallersee en Autriche – du Lac de Waller – veuillez prononcer à la française : Lac de Valère. Le Waller est le plus grand poisson d’eau douce en Europe – son nom français : poisson chat. D’après mes recherches il n’a pas nagé dans les eaux de Babel, même si Babylone est aussi un nom de chat. Le Waller  est réputé comme mange-tout. Il se porte p. ex. très bien dans les eaux de refroidissement de centrales nucléaires – bien à savoir puisque je prononce ces mots à Cerisy qui se trouve proche de la centrale nucléaire de Flamanville et de l'usine de retraitement de la Hague.

 

1ère SCÈNE / IMPROMPTU :

CHANGER LE TITRE DE CETTE COMUNICATION

Remplacer « Traduire les listes » par « Traduire les litanies » - suite à une remarque de l’auteur autour duquel nous voici réunis.

Qu’est-ce qu’une liste ? Grâce au précieux Lexique digital sur le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (du CNRTL) – car en tant que traducteur vous développez une relation affective á vos dictionnaires – et contrairement à mon attente je découvre que le mot LISTE désigne une … « Bande de poils blancs sur le chanfrein des chevaux dont la robe est d'une autre couleur ». Surprise !

Rendu curieux par cette description hippologique j’hésite maintenant si le CHANFREIN, un mot qui jusqu’ici m’était inconnu, indique (encore d’après le CNRTL) la « Partie de la tête du cheval, et de certains mammifères à tête allongée, comprise entre le front et les naseaux », donc LE VISAGE du cheval, « DAS GESICHT des Pferdes » comme le définit de manière nettement moins loquace le Langenscheidt, mon dictionnaire quotidien,1 ou si le CHANFREIN serait plutôt (à nouveau d’après le CNRTL) un « Panache qui orne la tête des chevaux de parade », un buisson de plumes, quoi !  Fus-je tombé sur ce mot dans un texte de Valère Novarina j’eusse sans doute été tenté d’abord de traduire CHANFREIN par … « Bremslied » : chant qui freine.

Et voilà que la question de la traduction de noms propres s’agite déjà à l’horizon de cette conférence – CONFERENCE : en allemand : VORTRAG, littéralement « ce que l’on porte devant » : donc plutôt la devantférance … ou le Devant-porti ?

Dans Pour Louis de Funès2 vous avez sans doute pu lire que « l’acteur voit son corps sorti et comme porté devant lui par quelqu’un d’autre ». Remplaçons le c de l’acteur par un u : « l’auteur voit son corps [son texte ?] sorti et comme porté devant lui par quelqu’un d’autre », sans aucun doute par un traducteur.

Avec ce prolongement du raisonnement de Novarina-Funès – il me semble donc que l’acteur porte en lui les deux rôles, d’auteur porté et de traducteur portant.

Poursuivant mon exploration lexicale, le CNRTL me fait découvrir différentes lectures du mot TRADUIRE dont sous A1) « Transférer », A2) « Citer, appeler à comparaître » et « Appeler à paraître », sous B1.a) (quand même !) : « Formuler dans une autre langue ce qui l'était dans la langue de départ sans en changer le sens. » et enfin une belle sous B2.e.β) : « Interpréter un geste. » Si une parole est un geste pensé et sonore, en tant que traducteur j’interprète le GESTE de mon auteur. Je suis son tradacteur ! Je traduis debout dans ma bouche sur la scène de ma langue.

Lâchons maintenant ce petit chant-frein pour revenir à mon projet de changement de titre. Dans sa deuxième définition le CNRTL me fait enfin savoir que la LISTE est aussi une « Suite continue, hiérarchisée ou non, de noms (de personnes ou d'objets ou de signes) (…) ».

Et la LITANIE alors ? Au pluriel elle désigne – vous vous en doutiez – une « Prière formée d'une longue suite d'invocations (…)3 dites par le célébrant, ses assistants ou les chantres et suivie d'une formule récitée ou chantée par l'assemblée. » – Merci d’être là, chère assemblée!

Sans doute dû à certaines formes de déclamation dans la pratique catholique – le CNRTL l’interprète aussi comme une « Suite monotone et répétitive de paroles », et en particulier une « Répétition monotone et ennuyeuse (de plaintes, de doléances, de reproches) » – je rajouterais « et de malédictions »  (il y en a de magnifiques dans L’Origine rouge !)4 et j’enlèverais bien sûr « monotone et ennuyeuse », pour aboutir enfin á une: « Suite, file ininterrompue (d'êtres ou de choses) ».

Comment TRADUIRE des êtres ou des choses ?! Car c’est ce que Valère Novarina m’a fait découvrir : les mots en nommant des êtres et des choses les remplacent, deviennent sur la scène eux-mêmes l’être et la chose. Les noms de personnages, de villes, de plantes, d’oiseaux, de fleuves, ce sont « des invocations, dégagées du récit narratif, dégagées du diktat du sens. Dans ces noms qui nomment sans signifier, toute langue se recueille en elle-même, dans la présence concrète du langage.

Et sur la scène du théâtre, dans l’unité de temps, de lieu et d’action : celle de la diction et de l‘écoute dans les conduits auditifs du théâtre qui débouchent sur la scène de notre bouche – dans la langue, dans l’existence créée et recréée par le verbe. »5

Les noms ne mènent nulle part, ils sont là.

 

2ème SCÈNE : Niveau 1 : Les rivières

Ma première traduction d’un texte de Valère Novarina n’en était pas une. Lors d’une lecture bilingue avec lui au Théâtre de Remscheid en 1994 je devais répondre à la question finale de La Chair de l’homme « Au bord de combien de fleuves, ruisseaux, torrents et rivières vous êtes-vous assis et avez-vous laissé couler vos larmes ? » qui paraphrase le psaume 137 de l’Ancien testament : « Au bord des fleuves de Babylone [Martin Luther traduit « An den Wassern zu Babel » : « Aux eaux de Babel » ! ] nous étions assis et nous pleurions ».6 Après avoir écouté trois cent noms de rivières françaises dites par Roséliane Goldstein j’étais appelé à faire écho avec une petite cinquantaine de noms de rivières allemandes.

« Au bord de l’Yser, de l’Escaut, du Rhin, de l’Adige, du Tigre, de la Vistule, de la Sambre, de la Sarine, de la Bidassoa, de la Baurre, du Lys, au bord de la Clarence (etc. …) je me suis assis et j’ai laissé couler mes larmes. »

« Am Ufer der Weser, der Schelde, des Rheins, der Ahr, des Tigris, der Twiste, der Spree, der Saane, der Waldnaab, der Bröl, der Lahn, am Ufer des Kocher (etc. …)  habe ich mich niedergesetzt und meine Tränen fließen lassen. »7

Y a-t-il traduction « sans changer le sens » comme disait le CNRTL ?

Oui, pour une petite poignée de noms qui existent dans les deux langues tel l’escaut, le rhin, le tigre, la sarine – die Schelde, der Rhein, der Tigris, die Saane,  voir plus loin le Danube – die Donau. (Comment d’ailleurs se fait-il que ce fleuve germano-austro-slovaquo-hongro-croato-serbo-bulgaro-roumano-moldavo-ucrainien porte de plus un nom français ?)  

Concernant les autres rivières je me suis servi de différents procédés. La rime en est un, vu que l’écriture de Novarina résonne aussi par une incroyable richesse d’assonances et de rimes intérieurs, donc : l’Yser – die Weser, la Vistule – die Twiste.

Pour d’autres encore l’analogie se trouve dans l’étrangeté du nom : la Bidassoa – die Waldnaab, la Baurre – die Bröl, et enfin comme dernier remède la simple allitération : le Lys – die Lahn, la Clarence – der Kocher.

Dans l’usage de ces quatre outils (traduction au sens propre, rime, allitération, analogie) l’intuition musicale est certes un guide mais il faut toutefois s’en méfier. La géographie ne se traduit pas, elle s’explore par analogie, en tenant compte p. ex. du type et de la taille de la voie d’eau – coule-t-elle en montagne, se déverse-t-elle dans la mer, sommes-nous au nord, sud, est ou ouest etc.

Une chose est sûre : avec les noms propres nous plongeons non seulement dans le concret de chaque langue – en ce sens la Garonne française et la Werra allemande s’équivalent peut-être – mais aussi et surtout dans le subconscient collectif d’une langue : le nom de Garonne évoque quelque chose dans l’imaginaire de vous français même si éventuellement vous ne l’auriez jamais vue ou traversée, mais peu ou rien chez une allemande, et vice-versa pour la Werra qui trace la frontière entre la Hesse et la Thuringe. C’est ce subconscient langagier collectif de nos géographies respectives qui fait résonner ces litanies dans une salle de théâtre et rayonner sur une page de livre.

 

3ème SCÈNE : Niveau 2 : Les villes

Ce phénomène du subconscient langagier des noms géographiques je l’ai constaté de manière encore plus intense dans L’Origine rouge avec les malédictions de près de quarante villes françaises pour leurs divers méfaits. Le comique de cette scène fonde sur le contraste du ton biblique (« Malheur à toi, Vitrolles ! ») avec la modernité quotidienne des méfaits toutefois de plus en plus élaborés – comme d’avoir « déterré un homme pour vérifier à qui en appartenait l'héritage », ou d’avoir « adressé aux chiens les regards dus à l'enfant et confectionné pour ces bêtes des conserves délicieuses » – et accompagnés de pénitences draconiennes cependant très d’aujourd’hui : une gare qui s’écroule, un complexe omnisport qui s'enflamme, des stations de services carbonisées etc. Mais le tout est porté par la belle normalité des dénominations géographiques dont l’accumulation semble plutôt appropriée à un projet de vacances ou un plan économique.8

Comment pourtant trouver pour une traduction en allemand les équivalences outre-rhin ? Chaque nom d’une ville délinquante suscite son écho dans l’imaginaire collectif au sein d’une communauté linguistique. Si en tant que Français vous dites Nîmes ou si vous dites Cherbourg, si vous dites Roanne cela éveille instantanément en vous des associations spécifiques, même sans en être toujours pleinement conscient. Cet éventail de résonnances restera muet pour l’oreille d’un étranger. Par contre si je dis Bebra je pense toute suite « morne petite gare frontalière oubliée », si je dis Coburg je pense « ville de province rénitente á son appartenance à la Bavière ». Sans avoir jamais été à Coburg j’ai néanmoins une image de sa silhouette dans un paysage forestier de Franconie...

Voici un exemple de quelques lignes des malédictions de L’Origine rouge :

« Parce qu'ils ont brûlé les os du roi de Cergy-Pontoise jusqu'à les réduire à de la chaux, contre Belfort  j'envoie un feu : tous les palais des habitants de Monbéliard sont détruits : Virieu le Grand périt dans le tumulte, dans les cris de triomphe, au son du cor. » (tel une chétive version moderne de la Jéricho biblique du livre de Josué).9

Version allemande : « Weil sie die Knochen des Königs von Holzminden bis auf ein Häuflein Kalk verbrannten, schicke ich ein Feuer über Cottbus: alle Paläste der Bewohner Rudolstadts werden zerstört: Offenbach geht unter im Tumult, im Triumphgeschrei, im Hörnerschall. »10

En quoi Cergy-Pontoise correspond à Holzminden ?

Cergy-Pontoise est une ville nouvelle au Nord-Ouest de Paris, construite il y a 40 ans pour faire face au développement rapide de l'agglomération parisienne.

Holzminden est une ville industrielle en Basse-Saxe, faisant partie de la région métropolitaine de Hanovre-Brunswick-Göttingen-Wolfsburg, cette dernière étant la ville de Volkswagen.

Les deux villes portent des noms composés : Cergy-Pontoise Holz’minden. Bien sûr dans l’une comme dans l’autre aucun roi n’a jamais siégé. Et sur les cartes de France et d’Allemagne les deux sont placées grosso modo au même endroit du centre nord.

Il en est de même pour Belfort en Bourgogne-Franche-Comté et son homologue Cottbus en Brandebourg qui sont toutes deux collées à la frontière est, légèrement au-dessus du milieu de la carte. La première mention du château de Belfort a été faite dans un traité en 1226. Cottbus, à l'origine une forteresse comme Belfort, reçoit le droit de cité vers 1225. Belfort comporte avec son agglomération 105.000 habitants. Cottbus 100.500 habitants.

De même au far-est se trouvent Montbéliard avec 25.000 habitants et son équivalente Rudolstadt avec 22.000 habitants.

Seul pour Virieu-le Grand, un village de 4000 habitants au pied du Jura, et Offenbach, une laide ville de 125.000 habitants dans l’agglomération de Francfort (et siège du service météorologique allemand), j’avoue ne plus avoir pu retracer les réflexes méandreux de mon cerveau de traducteur si ce n’est que, pour l’une comme pour l’autre, l’idée de périr « dans le tumulte, dans les cris de triomphe, au son du cor » semble aussi invraisemblable.

Mais quand en 2007 je dus réaliser la création en langue allemande de L’Origine rouge à Zurich je me suis rendu compte qu’il fallait encore une fois réadapter cette liste à l’oreille suisse.

Le roi de Cergy-Pontoise respectivement de Holzminden devenait donc simplement le roi peu vraisemblable de Bern, le feu n’était envoyé ni contre Belfort ou Cottbus, mais contre Schaan, première ville de la petite principauté de Liechtenstein voisine de la Suisse, et ce n’étaient plus Virieu le Grand ni Offenbach qui périssait « au son du cor » mais Rorschach dans le canton de Saint-Gall avec sa gare autrefois importante et aujourd’hui en déclin.

Bien sûr il n’était pas question d’helvétiser complètement le texte, à côté de Gstaad, Winterthur, Mülligen, Lucerne et Olte se trouvaient toujours les villes allemandes un peu plus connues Lübeck, Hambourg et Rostock, mais aussi Vienne et Luxembourg afin de réunir les sonorités des divers pays de langue allemande dans la mesure où elles pouvaient résonner dans les oreilles du public suisse-allemand.

Comme pour les rivières le procédé est un travail par analogie en tenant compte du type et de la taille (p.ex. du nombre d’habitants), du caractère historique et géographique des villes nommées.

Il m’a toujours semblé indiscutable que chez Valère Novarina il fallait traduire ou plutôt transposer les noms propres car le drame qui se réalise dans son écriture joue DANS LA LANGUE, française chez lui – et par conséquent allemande, japonaise ou hongroise dans la traduction. Les noms propres forment un corpus d’autant plus spécifiquement original de chaque langue qu’ils sont dépourvus d’action narrative.

 

 

4ème SCENE : Niveau 3 : Les oiseaux

Pour le cas des noms d’oiseaux dans Le Discours aux animaux je me suis trouvé démuni de mon procédé de traduction par analogie puisque les 1111 dénominations zoologiques étaient toutes inventées.11 La question qui se pose alors : Comment traduire ce qui est inventé, mon éthique de traducteur me défendant d’inventer à mon tour et à mon gré (comme l’avait d’ailleurs pratiqué avec grand effet comique un prédécesseur) ?12

La tâche est délicate : rester proche du texte original, tout en étant ornithologiquement vraisemblable. Il n’y a pas de règle applicable pour ce type de traduction, d’autant plus que ces sortes de dénominations zoologiques se construisent de manières très différentes dans chaque langue. J’ai donc entamé une première approche étymologique car, bien sûr, les néologismes ornithologiques ont eux aussi leur étymologie, du moins certains d’entre eux : la Limnote inventée ressemble à la linnote existante et l’adjectif limnique désignerait son caractère lacustre. L’Hypille inexistante semble descendre du nom latin de l’espèce ornithologique Hippolais ictérina.  Le Scalaire semble une anagramme mathématiquement détournée de la sarcelle.  Le Ventisque rappelle le venturon, la Gymnestre le gymnote, ce poisson tropical d’eau douce capable de tuer avec ses organes électriques un bœuf etc.

Mais curieusement ce procédé débouchait sur un texte raboteux et sans musicalité aucune. Je devais donc changer de tactique et me suis mis à étudier de plus près la manière dont se construisent dans ma propre langue allemande les noms d’oiseaux. Sur 20 oiseaux 17 portent un nom composé de deux, voire même 3 mots, de par cette faculté drôle et superbe dont dispose l’allemand de construire des nouveaux mots par empilement : Die Bachstelze – littéralement l’échasse-ruisseau qui décrit bien la façon de cette oiseau de se déplacer dans l’eau, en français la bergeronnette ;  ou Die Brandgans – l’oie d’incendie, en français tadorne de belon ;  ou alors les triples :

Der Alpenstrandläufer et Der Gartenrotschwanz, littéralement le coureur de plage alpine et la queue rouge de jardin, il s’agit du Bécasseau variable et du Rossignol de muraille.

Les noms isolé tel Amsel, Dohle ou Elsterle merle, le choucas, la pie – se trouvent en minorité dans l’ornithologie allemande. Mais dans Le Discours aux animaux français ils représentent, quoique inventés, la majorité.

Après cette petite étude je me suis donc servi de trois listes ornithologiques réelles pour composer à partir des noms d’oiseaux existants une nouvelle liste en les modifiant ou les paraphrasant nom par nom, par détournement, altération, contrefaçon.

Muni de cette liste néo-lexique d’environ 1500 noms d’oiseaux recomposés et disposés en ordre alphabétique je pouvais réattaquer ma tâche. Un procédé s’est très vite établi et quatre outils de travail se sont imposés :

1 - Si le radical du mot, la syllabe principale, s’y prêtait : aucune raison de ne pas la reprendre à la lettre en la munissant d’un nouveau préfixe ou suffixe allemand dont notre langue dispose en quantité à mettre au désespoir tout étudiant étranger. La limnote devenait : die Limnille,  la fuge : der Fuskel,  l’hypille : der Hippling,  le ventisque : der Ventis.

2 - Mais si le radical ne se prêtait pas à ce procédé comme p. ex. pour le lure je plongeais dans ma liste néo-lexicale sous la lettre assonante ce qui donna naissance au Löchler (littéralement le troueur), pour la leuse se fut die Luspe (les deux n’ayant l’une comme l’autre aucune dimension sémantique), contrairement à la gastreine qui malgré sa dimension gastrique se transforma avec der Gertenrostschweif en oiseau à queue de badine rouillée.

3 - Et bien sûr, dès qu’une partie du nom français semblait traduisible cela me mit en mesure de recomposer un nom à partir de la particule traduite : ainsi le Vocifère devint der Zeter (la traduction du verbe vociférer étant zetern), le plaisant devint die Drolle (l’adjectif allemand drollig signifiant drôle ou amusant),  le géliniaque, un cousin de la gélinotte réelle qui se traduit par Haselhuhn, se transforma en Haseldrösse inconnue jusqu’alors, l’épargneux se traduisit en Sparling (épargner = sparen) etc.

4 - Finalement si aucun de ces trois outils n’était opérant il ne restait qu’à se rappeler qu’en zoologie les noms peuvent différer d’une langue à l’autre de manière extrêmement arbitraire, le scampi italien devient Garnele en allemand et langoustine en français. Donc pas de raison de se retenir côté néologie. Une certaine proportion de différence sonore me semblait souhaitable : la fulginette trouva donc sa traduction par die Lachtigrill (rappelant de loin die Nachtigall : le rossignol),  la valisque devint der Klabaster.  Mon favori personnel est das Blusenhuhn (littéralement le poulet à blouse).

 

5ème SCÈNE : Niveau 4 : Les noms de personnages

Ayant annoncé dans le résumé de cette communication que j’allais vous parler des procédés de traduction des noms de personnages fantastiques et sobriquets qui peuplent les pièces de Novarina en abondance j’ai dû me rendre compte que les procédées n’étaient pas différents de ceux que je viens de vous décrire. Au contraire, la traduction des noms de personnages est un moment de bonheur ludique pour le traducteur. On découvre que dans L’Homme Homniaque il y a un côté maniaque (en allemand : manisch) et qu’il devra donc s’appeler Der Homnianische Mensch, et non Der Homniake Mensch.  Vous vous êtes certainement déjà demandé si L’Enfant Sapulique vient étymologiquement de saper (miner, creuser) et si une bonne solution était Das Unterhöhlische Kind (donc l’enfant sous-creusial) ou s’il fallait plutôt admettre une descendance latine et que vous traduiriez Sapulique par Das Sapulische Kind. Vous êtes mécontent avec moi que L’Homme de Boue se tient en français à la fois dans la boue et debout et qu’en allemand vous serez obligé de vous décider pour l’un ou l’autre tout en vous consolant que votre décision pour la boue – Der Matschemann – vous récompense avec une belle assonance enfantine. Ainsi Le Bonhomme de nihil muni d’un petit écho au Bonhomme de neige devient Der Nihilmann où, hélas, cet écho s’affaiblit.  Mais ça, c’est « le coefficient du jeu », comme l’a formulé notre collègue russe Natalya Mavlevich lors d’une rencontre novarinienne au Collège des traducteurs à Arles en 2002 : Le jeu de mot intraduisible que vous ratez vous le rattraperez à un autre endroit du texte dont votre langue vous fera cadeau.

Ces derniers exemples sont d’ailleurs extraits de la litanie de 827 noms de personnages qui ouvre la version livre de L’Homme hors de lui créé en 2017 à Paris et dont j’entame la traduction.

 

6ème SCÈNE : coda

Pour en finir permettez-moi un dernier questionnement sur le 4, la « quatressence », ce carburant mystérieux de la « lecture littérale, allégorique, symbolique et anagogique » par lequel nos trois directeurs de rencontre Marion Chénetier-Alev, Sandrine Le Pors et Fabrice Thumerel nous ont transporté ici à Cerisy.

Pour le traducteur la lecture est toujours terre à terre dans le sens du « texte à texte ». Nous sommes les laboureurs des langues. Si j’essaie de formuler mes modes de travail en tant que traducteur par la lunette des quatre méthodes d'étude de la Tora auxquelles le programme de notre rencontre se réfère je pourrais dire :

1 - La lecture littérale correspondrait au mode de l’imitation : l’oiseau nommé le figile devient Der Figill, la treuse devient Die Treuse. C’est aussi le domaine des rimes et assonances, c’est le domaine de la transposition sonore et de l’écho.

2 - La lecture allégorique correspondrait au mode allusif : la ville de Cergy-Pontoise devient Holzminden. La valisque se remet à siffler sous le nom der Klabaster. C’est aussi, si vous voulez, le domaine de l’interprétation ou de la transposition.

3 - La lecture symbolique correspondrait au mode de l’analogie sollicitant le sens (ou l’acception) du mot : la rivière L’Escaut est Die Schelde. C’est aussi le domaine des radicaux traduits pour recomposer une valeur sémantique au sein d’un néologisme : L’Homme Homniaque devient Der Homnianische Mensch et le vocifère devient Der Zeter.

4 – Et enfin la lecture anagogique correspondrait au mode hermétique : C’est le domaine de l’intraduisible ou de la traduction qu’à moitié comme p. ex. pour « L’Homme de boue » couché dans la gadoue. C’est l’endroit où le traducteur devient un clown qui échoue comme face à la fameuse inscription lumineuse « La lumière nuit » qui semble réapparaître dans chaque pièce pour m’ECARTELER à nouveaux.

Mais c’est aussi l’endroit où des cadeaux inattendus tombent « du ciel tout blanc »13 de la langue comme le font dans Le Monologue d’Adramélech les « gouttes de sang rapides » – en allemand rasch – qui en allemand peuvent se noyer raschelnd – c.-à-d. avec un froufrou – dans une flaque d’eau, voilà le cadeau inattendu du vocabulaire allemand. Ou avant cela la trouvaille du mot Zerschmetterling au début du Monologue qui marie le fracassement brutal du verbe zerschmettern avec le léger papillon Schmetterling pour amplifier l’éparpillon dont, comme le dit Adramélech, « nombre de nos enfants est mort ».14

A propos d’ECARTÈLEMENT : cette forme de déchirement se traduit en allemand par VIERTEILUNG : DIVISION EN QUATRE ! Les quatre chemins de la traduction seraient-ils alors les quatre sens de l’écartèlement du traducteur … ?

 

(Cerisy en août 2018)

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