Dans le carrousel des langues.
Journal de traduction d'un journal de traduction.
Journal zur Übersetzung des Romans Wilhelm Tell in Manila von Annette Hug
En guise d'introduction
Ce journal est le journal d’une traduction de traduction. Ou plus exactement le journal de traduction d’un journal de traduction. Et voilà que tourne le carrousel ; des langues, des versions, des époques...
Camille Luscher traduit Annette Hug qui transpose José Rizal qui transfère Schiller qui transcende le mythe de Guillaume Tell.
Petite présentation des autrices et traducteurs (Chaîne des trans-)
Dans son roman, Wilhelm Tell in Manila1, Annette Hug offre le récit de la traduction que fait un jeune Philippin, futur héros de l’insurrection de son pays, d’un mythe considéré comme fondateur pour la Suisse. Pour en résumer brièvement la trame riche et multiple : José Rizal, Philippin bourgeois de la classe des ilustrados, est venu faire en Europe ses études de médecine. En 1886, il achève sa spécialisation en ophtalmologie en Allemagne et se met parallèlement à traduire dans sa langue maternelle, le tagalog, le drame de Schiller : Wilhelm Tell. Ce qui intéresse Annette Hug c’est de montrer comment, dans la traduction qu’en fait José Rizal, transparaissent ses propres préoccupations. Elle y parvient en entremêlant de façon passionnante la grande Histoire à l’histoire de cette traduction.
Le roman d’Annette Hug se passe de companion book. Il dit l’essentiel avec la concision et la pertinence propres à l’écriture littéraire et l’on s’en voudrait d’en aplatir le propos en l’explicitant.
Mais j’ai appris tellement de choses durant une année que j’ai passée à travailler sur ce livre, par la lecture approfondie qu’implique toute traduction, par les discussions avec l’auteure, et par toutes les lectures périphériques qui permettent de donner au travail de traduction des fondations invisibles, que je suis ravie de pouvoir restituer ici une partie de ce travail.
Si dans son livre, Annette Hug considère le projet de traduction de José Rizal, ce journal est aussi le lieu pour moi de réfléchir, sans ambition littéraire, au projet d’Annette Hug. Il se veut témoignage et petit aperçu de l’atelier quotidien d’une traductrice. Cela pourrait être l’amorce d’une postface, l’esquisse d’une note de traductrice, d’une analyse approfondie. Non achevée, la forme en est volontairement fragmentaire. Les mots précédés d'une flèche ouvrent sur des sous-pages, ajouts, détours ou compléments. Les mots en rouge ouvrent des bulles en aparté, sorte de notes entre parenthèses. Autant de pistes de réflexion, illustratives ou suggestives, qui demandent à être explorées et assument le risque de l’impasse.
Belle lecture !
Plan du Journal de traduction (les thèmes du carrousel)
Documentation
Face à un livre aussi documenté, le premier mouvement de la traductrice est de se documenter également. Il s’agit, dans une moindre mesure, de refaire le chemin de l’auteure pour suivre et donner au texte les mêmes soubassements que l’original. Ce sont ces connaissances, amassées sur le tas, qui permettent de choisir le mot juste, de sentir la bonne formulation. Pour pénétrer dans l’univers, je commence par regarder des documentaires sur les Philippines, sur les volcans, sur les opérations ophtalmologiques et les connaissances de la science à la fin du XIXe siècle. Je lis Kant et Schiller, Theodore Fontane puis Stendhal et Flaubert, qui me semblent se poser en équivalents francophones.
(Note: J'imagine ici une image illustrant la ronde des recherches, un montage mosaïque dans le genre :
"Cette image contient peut-être: volcan/page de journal/oeil/Heidelberg/Uri/palmier/pomme"]
Je m’essaie ensuite à traduire quelques pages. Je traduis à la suite tous les intervalles, ces courts passages qui, dans une autre typographie, adoptent un ton plus factuel. Ce sont des intermèdes dans l’identi-fiction élaborée par Annette Hug, des faits historiques soigneusement choisis pour résonner avec les préoccupations attribuées à José Rizal. Les volcans, les entrailles de la terre, l’ophtalmologie, l’électricité, les ondes – autant de découvertes scientifiques qui ont marqué la fin du dix-neuvième siècle.
- José Rizal
José Rizal est un personnage historique. Acquérir des connaissances sur lui me permettra de saisir mieux les marqueurs de la vision subjective qu’Annette Hug construit de lui.
Pour une figure aussi complexe que celle de José Rizal, l’entreprise est périlleuse. Comme le rappelle Annette Hug dans ses remerciements à la fin du livre (indice discret dans le livre de toutes les recherches effectuées), il existe plus de cinquante biographies de José Rizal –.
Son nom était devenu autonome ; comme docteur, il accomplissait des miracles, disait-on quand on ne le traitait d’agent de l’impérialisme allemand, de prophète de l’ancienne ou de la nouvelle lumière, de pseudo-révolutionnaire de salon, d’homme à femmes, de premier romancier du pays, de père de la patrie.
(Révolution aux confins, op. cit. p. 200)
Annette Hug a choisi son modèle. Mais pour m’aider à trouver les mots justes dans la traduction, il faudrait que je puisse lire quelque chose en français. Sur internet, il n’y a presque rien – et je me rends compte d’un seul coup à quel point notre monde est euro-centré. On croit tout trouver sur la toile, avoir accès à tout, et dès qu’il s’agit de regarder un peu plus loin que ses propres frontières, les résultats s’amenuisent, les recherches se font plus ardues. Il faudrait que je passe par un moteur de recherche espagnol, états-unien peut-être, pour trouver plus facilement les articles et les papiers qui doivent exister sur lui dans ces deux langues. Sur mon google.ch, je ne tombe que sur des blogs de voyages, qui vantent la beauté des îles aux Philippines, recommandent telle crique, telle plage à snorkling, racontent en deux lignes le « mythe national Rizal ».
Et encore ces blogs sont rares, les postes récents plus encore, les Philippines sont trop instables politiquement.
Cependant je m’abreuve, croque avidement tout ce qui me tombe sous les dents. Lis les romans de José Rizal, bien sûr, N’y touchez pas et Révolution aux Philippines. Découvre Etiemble et ses essais sur la littérature universelle. Pendant mes vacances au Festival de film de Locarno, j’arrive même à voir un film philippin projeté dans la rétrospective. Maynila: sa mga kuko ng liwanag. Un film de 1975, réalisé par Lino Brocka, premier réalisateur philippin à avoir été sélectionné à Cannes. Rien à voir avec Rizal et son projet du XIXe, mais je me rapproche de l’ambiance d’un pays. Et reconnais des mots – [annotation «...le symbole philippin de la lumière éternelle: liwanag.» (Révolution aux confins, p. 125)]liwanag[/annotation].
De passage à Paris, je cherche en vain à manger philippin, le trend annoncé à New-York n’a pas encore franchi l’Atlantique. Internet recommande par contre un restaurant à Marseille, Palawan. Je me promets d’y aller à la première occasion, pourquoi ne pas y présenter le livre d'Annette Hug?
De clic en aiguille, je découvre une thèse de doctorat que je peux emprunter à la bibliothèque près de chez moi.
Réforme ou révolution - la mine d'or du livre d'Hélène Goujat
La lettre à la mère - de lecture en interprétation, les fils de l'identi-fiction.
Couverture du livre, post-its jaunis
- Réécritures: le Guillaume Tell de Schiller
Il y a dans le texte d’Annette Hug plusieurs niveaux d’intrigues qui s’entremêlent et se nouent parfois étroitement. Les souvenirs d’enfance de Rizal alternent avec des réflexions sur les dominations des colons espagnols et de l’église; des échanges avec des ethnologues allemands ou des préoccupations plus quotidiennes – la faim, le froid.
Mais la progression du roman est calquée sur la dramaturgie de la pièce de Schiller. Chacun des cinq actes est repris et transposé en prose à mesure que Rizal les traduit. En la racontant par le prisme de la traduction de José Rizal, Annette Hug offre une lecture revivifiée de la pièce de Schiller. Et la dialectique engagée entre l’original et la traduction permet une lecture contrastée jetant une lumière neuve sur les enjeux ambivalents de la pièce et sur les paradoxes de la figure de Guillaume Tell en particulier.
Par la mise en récit de cette traduction, la lectrice, le lecteur fait une expérience rare et précieuse : il découvre en profondeur la lecture que José Rizal fait du Wilhelm Tell de Schiller.
Ou, pour être plus exacte, la lecture qu’Annette Hug fait de la lecture que Rizal fait de la lecture que Schiller fait de Guillaume Tell. (Cf. Chaîne des trans- : -late, -met,-fère )
Si les principaux motifs du récit de Guillaume Tell sont largement connus, même au-delà des frontières suisses, on s’arrête souvent aux jalons suivants : le tir sur la pomme, la traversée en bateau et la vengeance de Tell qui décoche une flèche sur le bailli Gessler dans le Chemin-Creux. Et l’on oublie beaucoup d’épisodes qui ajoutent à la complexité du propos, véritable réflexion sur l'acte révolutionnaire dans ses notions de violence et de communauté.
Acte par acte, Annette Hug raconte la pièce et donne corps à ses très nombreux personnages.
Aperçu des personnages de Schiller repris dans le roman d’Annette Hug
La traduction révèle l'original: exemple de la file indienne
Carrousel
Pour écrire Wilhelm Tell in Manila/Révolution aux confins, son troisième roman, le premier à être traduit en français, Annette Hug a effectué beaucoup de recherches et de nombreuses lectures, épluché la correspondance et les journeaux intimes, rafraîchissant ses connaissances en tagalog.
Surtout, elle a traduit en allemand (à la main !) la traduction de Rizal. Un retour dans la langue originale, donc, qui lui a permis de comparer les différences et de réfléchir aux choix effectués par Rizal. L’ouvrage qui en a résulté est impressionnant. Avec sa permission, en voici une image :
On peut très bien lire Annette Hug sans connaître Schiller, il y a assez d’intrigues et de niveaux de lecture différents. Mais l’intertextualité étant très forte, la traduction du roman d’Annette Hug a demandé une plongée en profondeur dans le texte de Schiller… à travers les traductions françaises aussi.
En quelques endroits qu’elle appelle les « chants », Annette reproduit en allemand le texte de Schiller passé par la traduction de Rizal.
« Rizal commence à traduire les vers blancs dans une métrique tagale. Au plus haut de son apitoiement, les plaintes de Melchthal doivent se transformer en poème épique ou évoquer la poésie de Balagtas. Deux fois six syllabes, une rime douce. Chaque vers est divisé en deux, les respirations sont doublées. »
(AH par CL, p. 66)
En français il s’agit de reproduire les instructions du rythme, d’une part, l’impression des rimes, tout en conservant le fort degré d’intertextualité avec Schiller.
Pour traduire ces passages, j’ai fait le choix, sans doute discutable (la traduction est à peine achevée que déjà je m’interroge), de me baser autant sur la traduction que Sabatier-Ungher propose du texte de Schiller (Cf. Schiller: quelle traduction choisir?) que sur l'interprétation qu’Annette Hug identifie dans la traduction que propose Rizal. Il me semblait important de faire résonner Schiller aussi dans la lecture qu’Annette Hug nous livre de la lecture de Rizal. Je ne voulais donc pas retraduire Schiller, mais travailler le Schiller français dans la perspective de Rizal, ceci afin qu’un lecteur francophone se référant au texte de Schiller en parallèle de sa lecture du roman d’Annette Hug en retrouve les marques et puisse ainsi mieux identifier les variations opérées par le couple AH/JR.
Mais il n’a pas toujours été possible de recourir à la traduction française choisie, une scène en particulier donne lieu à une interprétation radicalement différente dans les traductions de Sabatier-Ungher et de Rizal. Et elle s'articule autour d'un des points centraux du roman.
La traduction révèle des aspects encore endormis dans l’original.
À travers le pronom "nous", Annette Hug montre avec pertinence comment le filtre imposé par la langue de José Rizal livre une interprétation singulière et politique de la pièce de Schiller. Le tagalog distingue entre un nous collectif et un nous inclusif :
« Allez voir mes bêtes », dit [le baron d'Attinghausen] aux valets, et Rizal déplore le manque de précision du nous allemand :
« Allez, mes enfants, dit le baron, et quand ce soir vous aurez fini, nous parlerons des affaires du pays. »
Rizal doit décider si le baron parle de façon inclusive : le vénéré seigneur d’Attinghausen pense-t-il tayo, nous tous ensemble, nous les valets et les barons nous parlerons des affaires du pays, ou choisit-il un pronom exclusif, kami, un très distingué nous-deux-mais-vous-autre-pas ? (AH, CL, p. 76)
Ainsi la question essentielle à toute révolution (par qui est-elle menée?) s’incarne-t-elle dans la manière de traduire le « nous » : l’aristocrate révolutionnaire veut-il libérer ses ouvriers avec lui ?
Quand les interprétations divergent: Nous tous ensemble (tayo et kami)
Scènes de traduction
Révolution aux confins est aussi le roman d’un traducteur. Le personnage principal est mis en scène dans ses recherches et Annette Hug parvient à peindre ces scènes avec une telle pertinence que je me sens plus d’une fois mise en abyme, par exemple quand je réfléchis au meilleur mot pour traduire la course de Rizal pour trouver le meilleur mot.
Extrait du journal de traduction
Comment rendre des mots comme «avalanche» ou «glacier» dans une culture qui ne connaît pas la neige ? Et comment traduire ce grand concept qu’est la «liberté» – s’agit-il d’affranchissement, de délivrance, de libération ?
Car le lecteur assiste aussi à la construction d’une langue. Ce n’est pas un hasard si Rizal choisit sa langue maternelle pour réaliser cette traduction, le tagalog, la préférant à l’espagnol qu’il connait pourtant mieux et qu’il emploie pour l’écriture de ses romans. Il est bien trop conscient de la dimension politique de la langue, largement exploitée par l’Église, la première à traduire la Bible en langue vernaculaire. C’est aussi par la langue que passera l’indépendance de son peuple, Rizal en est convaincu, et il veut élaborer un vocabulaire pour ses luttes pour la liberté.
Bien évidemment, la traduction de José Rizal est un cas plutôt extrême de traduction, entre deux cultures très éloignées l’une de l’autre, dans une situation de colonialisme et une langue a priori subordonnée à l’autre. Mais sa démarche rejoint la question fondamentale de toute traduction que Schleiermacher formulait en ces termes:
Ou bien le traducteur laisse l'écrivain le plus tranquille possible et fait que le lecteur aille à sa rencontre, ou bien il laisse le lecteur le plus tranquille possible et fait que l'écrivain aille à sa rencontre. [...] La première traduction est parfaite en son genre quand l'on peut dire que, si l'auteur avait appris l'allemand aussi bien que le traducteur le latin, il aurait traduit son œuvre, originellement rédigée en latin, comme l'a réellement fait le traducteur. L'autre, en revanche, ne montrant pas comment l'auteur aurait traduit, mais comment il aurait écrit originellement en allemand et en tant qu'Allemand.2
Si l’on suit cette idée, le traducteur ou la traductrice se trouve confronté à deux choix et peut décider (parfois différemment au sein d’une même traduction) de répondre à l’un ou à l’autre impératif :
Rester proche de l’original et en transporter l’étrangeté (culturelle, linguistique,…) dans l’autre langue.
S’éloigner de l’original pour l’adapter au goût (culturel, linguistique) de la langue de la traduction.
À plusieurs reprises, raconte Annette Hug, Rizal choisit de tirer le texte de Wilhelm Tell vers les Philippines pour que les lecteurs tagalogs puissent s’y reconnaître et se projeter dans cette histoire qu’il veut leur destiner.
Il est obligé d’adapter certaines choses, qu’on appelle des realias dans le jargon de la traduction, simplement parce qu’ils n’existent pas dans sa langue. Mais il adapte aussi pour rapprocher le texte de sa culture
Le peuple rit au visage des soldats qui montent vers
le fort. Ils ont l’air déguisés, prêts à se mettre à courir
en éclaboussant d’eau, à pourchasser les filles dans les
ruelles et ricaner quand celle qu’on voulait se laisse attraper.
C’est une farce de la Saint-Jean que ce carnaval que
Schiller appelle Fasnacht ; buling-buling , disent les indigènes
sur un ton méprisant quand l’étranger approche
avec ses soldats, entouré de vagabonds en tout genre, portant
au bout d’un mât le chapeau de Gessler comme pour
une procession. (AH, CL, p. 58)«Mon précieux trésor», «mon ami, mon arc», murmure
Guillermo, embusqué derrière le buisson de sureau qui se
nomme maintenant alagaw et dont les feuilles plus grasses
dissimulent d’autant mieux le tireur. (AH, CL, p. 158)
Cependant, même dans des langues aussi proches culturellement que le français et l’allemand, la question se pose de l’accueil réservé à l’altérité, de la nécessité ou du plaisir à adapter.
Recherche du bon mot du Steinhäusler aux bien-lotis
Les phrases qui résistent : la braise
Remerciements
Il y aurait matière à continuer. De sous-page en sous-page et que tourne le carrousel d'une version à l'autre. Tous les thèmes ne sont pas abordés (Cf. plan d'un journal) - mais l'exhaustivité de toute façon est hors de portée.
J'aurais voulu qu'une sous-page ouvre sur une sous-page qui ouvrirait sur une sous-page pour réaliser une sorte de Wikipedia de cette traduction de traduction.
Le carrousel est devenu une balançoire, c'est bien aussi. Un tronc solide et des branches souples, à chacun, chacune de choisir où glisser.
Un grand merci au Programme TOLEDO et à Aurélie Maurin qui a initié l'idée de ce journal de tradution et a soutenu tout du long sa réalisation. À Serge Rompza, Lutz Issler et Peter Dietze qui l'ont techniquement réalisé, à Odile Kennel qui l'a, qui va le rendre accessible en allemand.
Et un très chaleureux merci à Annette Hug pour sa disponibilité, sa générosité, son partage. Ce journal est pour beaucoup le journal deuxième main de son travail.