Journale Dans le carrousel des langues.

La traduction d’une traduction

 

Dans son roman, Annette Hug raconte en parallèle l’histoire de José Rizal en Allemagne – son quotidien de jeune médecin, ses rencontres avec des ethnologues allemands, ses recherches pour publier son roman en échappant à la censure espagnole – et l’histoire de la traduction qu’il fait en tagalog du Wilhelm Tell de Schiller.

 

Le récit de la traduction devient la transposition en prose d’un texte dramatique. La pièce de Schiller est reprise dans le roman d’Annette Hug – et chacun des cinq actes raconté une nouvelle fois dans la lecture qu’en fait José Rizal (ou plutôt : la lecture qu’Annette Hug fait de la lecture que José Rizal fait de la lecture que Friedrich Schiller fait du mythe de Guillaume Tell.)

Traduction de traduction et intertextualité. Une pomme.

Pour la traduction en français du livre d’Annette Hug, il fallait que je choisisse quel texte allait me servir de référence. Il existe de multiples traductions du Wilhelm Tell de Schiller. Dans les bibliothèques et les librairies on trouve sans peine la traduction de Sylvain Fort [footnote F. Schiller, Guillaume Tell, trad. Sylvain Fort, L'Arche Editeur 2002], comprenant une instructive préface. 

Plusieurs traductions, tombées dans le domaine public, sont disponibles en ligne. L’une d’elle, datée de 1859 et signée par François Sabatier-Ungher, m’a plu d’emblée. Elle a été imprimée en Allemagne, à Königsberg, la ville d'Emmanuel Kant que lit si attentivement Rizal, chez un monsieur qui s’appelle J. H. Bon, libraire éditeur[footnote Wilhelm Tell, Poëme dramatique de Schiller, traduit dans le mètre original par François Sabatier-Ungher. (Königsberg, 1859) Le texte (préfaces et traduction) dans son intégralité est disponible en ligne].

 

Dans sa préface le traducteur déclare

 

Un Français

Offre cette traduction du chef-d'œuvre de la scène Allemande.

Les grands poètes ont droit de cité

Partout où l'on sent le beau et le vrai.

Puisse l'admiration sincère

Que les hommes instruits de la France

Ont pour le nom de Schiller

Etre un gage d'éternelle paix

Entre nous et l'Allemagne.

 

avant de développer tout un discours sur la traduction qui, en plus de m’être sympathique, me semblait correspondre à l’état d’esprit de Rizal. Extrait :

 

« Le peuple qui fait et défait les lois et les empires lorsqu'il en sent réellement le besoin, et que tous en ont la volonté qu'ils aient ou qu'ils n'aient pas le suffrage universel, le peuple est aussi le souverain en matière de langage. Il impose son usage en dépit des règles des grammairiens, des écrivains et de toutes les aristocraties littéraires ; et la langue change avec les idées et les mœurs, se développant selon la logique des temps, malgré les puristes qui crient qu'elle se corrompt alors qu'elle se transforme. »

 

Toutes ces coïncidences sont trop nombreuses pour vraiment relever du hasard. Enfin, il n’est pas exclu que Rizal ait consulté cette traduction puisqu’il savait et aimait le français (il dévorait Eugène Sue et Alexandre Dumas). Il mentionne en tout cas une traduction française de Schiller qui aurait servi, d’après lui, de base pour la traduction en espagnol.

(Annette Hug m'a indiqué avoir lu une lettre à ce sujet, dans laquelle Rizal écrit à son frère qu'il ne lui faut surtout pas traduire Schiller de l'espagnol, car ces traductions seraient mauvaises et surtout effectuées par le relai du français.)

((Une semblable déclaration atteste d’une conscience assez développée de la valeur de la traduction, somme toute en avance sur son temps… sans surprise: en avance, Rizal l’était semble-t-il dans tout ce qu’il entreprenait.))

 

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