Journale Dans le carrousel des langues.

La recherche du bon mot

 

Rizal s'interroge souvent pour trouver le bon mot. Et ce d'autant plus qu'il choisit de traduire en tagalog, sa langue maternelle, mais pas sa langue d'écriture. Sous la colonisation espagnole, il n'a pas appris le tagalog à l'école, mais l'espagnol. Dans une scène magistrale, Annette Hug décrit comment au cours d'une promenade, il laisse flaner ses pensées et passe des pommes au juge : hucum. [footnote Cf. Annette Hug, Révolution aux confins, trad. Camille Luscher, éditions Zoé 2019, p.24]

 

Comme Rizal, quand un mot m'échappe, je pars me promener pour activer par la marche la machine à penser.

 

 

Die Steinhäusler

Dans le texte de Annette Hug, apparaissent les Steinhäusler – un néologisme créé par Annette Hug pour désigner deux personnages de la pièce de Schiller : Walter Fürst, d’Uri, et Werner Stauffacher, de Schwyz.

Ce mot – littéralement "les habitants des maisons de pierre" – fait directement référence à la scène 2 de l'acte I dans la pièce de Schiller où Stauffacher parle de sa maison en pierre, symbole de sa prospérité. Dans la pièce, la scène semble surtout destinée à montrer la tyrannie qui écrase les Protosuisses. Le bailli menace de démolir la maison, car elle a été construite sans son autorisation.

 

Dans l’interprétation d’Annette Hug, elle fournit une indication sur le statut social des deux confédérés. Le mythe de Guillaume Tell est souvent associé à l’idée d’une révolution de paysans, exemplaire d’une révolution menée par le peuple et non par une élite. Mais si Werner Stauffacher et Walter Fürst sont bien des paysans, c’est-à-dire des agriculteurs, ils semblent appartenir à une élite sociale et en tout cas économique. Ils sont prospères et proches de la noblesse (chez Schiller représentée par le baron d’Attinghausen). Ils ne sont pas le peuple qui a faim et qui est prêt à prendre les armes. Ils sont prudents et préféreraient retrouver leur liberté sans violence… et sans renverser complètement l’ordre de la société. Ils appartiennent à la bourgeoisie.

Cette question traverse le livre d’Annette Hug parce qu’elle est aussi capitale pour comprendre le parcours de José Rizal. Elle n’est toutefois par traitée de front dans le roman qui ne se perd pas en tergiversations et débats théoriques. Elle est évoquée beaucoup plus subtilement dans la langue, d’où l’importance de trouver la meilleure formule pour traduire chaque mot.

 

Annette Hug, à ma demande, explique: le mot est construit sur le principe (la musique?) de Stehkragen, terme utilisé par les syndicalistes schwyzois pour désigner des gens plutôt riches, en place et indélogeables. Les Stehkragen ont des gens à leurs ordres. Mais eux-mêmes ne sont pas les plus haut-placés: ils doivent répondre de leurs actes à quelqu’un (chez Schiller, la noblesse: cela apparaît distinctement dans la scène au chevet du baron d’Attinghausen).

Ces Steinhäusler correspondent aux Rizal – qui exploitaient des terres pour la culture de cannes à sucre. Ils employaient des fermiers sur ces terres, qui les leur louaient et devaient leur remettre leur récolte. Mais les Rizal eux-mêmes n'étaient pas libres puisqu'ils devaient rendre des comptes aux frères dominicains, qui leur avaient confié l’exploitation des terres.
Pour les lecteurs qui ne connaissent pas les Stehkragen, et ils doivent être nombreux, le plus audible c'est l'idée de maison en pierre. Je pense rapidement à la famille Pierrafeu, mais la référence est anachronique et la construction pas exactement du même style... Historiquement, on pourrait dire que Fürst et Stauffacher représentent la bourgeoisie, subordonné à la noblesse, mais au bénéfice d’un capital culturel et économique.

J'énumère: Bourgeois -> riche propriétaire -> grand propriétaire -> latifundistes -> les plus riches -> les nantis -> les privilégiés -> les mieux-lotis -> les bien-lotis

Dans le terme Steinhäusler, il y a une description assez concrète, sans appréciation explicite. C’est pourquoi j’écarte des termes comme nantis ou privilégiés, qui me semblaient trop appréciatifs. Un instant, je considère le terme latifundiste..., avant de le rejeter: trop marqué historiquement puis géographiquement.

Finalement je me décide pour bien-lotis, ce qui les désigne surtout par rapport à d’autres personnages – Guillaume Tell pour commencer, mais aussi le peuple.

 

Parfois, le terme de propriétaire apparaît, mais il n’est pas dominant afin que l’identification aux Rizal puisse se faire – car eux n’étaient pas propriétaires des terres qu’ils faisaient exploiter.

 

 

 

« Le peuple est prêt à se révolter, mais les bien-lotis le retiennent : Walther Fürst et Werner Stauffacher en appellent au calme, à la mesure. » (AH, CL, p. 115)

 

 

 

PDF