Journale Dans le carrousel des langues.

(divagations)

 

Fondations: Je parle de soubassements, je pense à ces fondations qui tiennent l’édifice du texte, mais inévitablement résonne en moi cette phrase de Schiller, reprise avec force dans le roman d’Annette Hug :

Es wankt den Grund auf den wir bauten.

Il vacille le sol sur lequel nous avons bâti notre maison.[footnote Annette Hug, Révolution aux confins, traduction Camille Luscher, Editions Zoé 2019, p. 29]

… expression de l’angoisse existentielle, de l’incertitude de nos fondements. Le sol sous nos pieds, nos valeurs, si elles ne sont plus aussi solides, si on ne peut pas leur faire confiance, que faire ? Rizal se rassure avec Kant dont il paraphrase un extrait.

 

{Extrait de Kant}

Nous vivons tranquillement sur cette terre, dont les fondements sont parfois ébranlés. Nous bâtissons sans nous soucier au-dessus de voûtes dont les piliers vacillent de temps à autre et menacent de s’écrouler. Peu préoccupés du destin qui ne se trouve peut-être pas très éloigné de nous, nous ne nous laissons pas aller à la peur mais sommes portés à la compassion lorsque nous contemplons les désastres que sème dans le voisinage la fatalité qui se cache sous nos pieds. Sans doute est-ce un bienfait de la providence que nous soit épargnée la crainte de ces coups du sort, parce que nulle angoisse de notre part ne pourrait en aucune manière, contribuer à les empêcher, ce qui évite d’aggraver encore notre souffrance réelle par la crainte de celles qui pourraient advenir. [footnote Extrait de : Emmanuel Kant, Sur les causes des tremblements de terre, à l’occasion du désastre qui a frappé les contrées occidentales de l’Europe, trad. Elise Lanoe, revue Atlante n°1, automne 2014. Consultable en ligne (avril 2019: https://atlante.univ-lille.fr/numero-1-automne-2014.html)]

{Paraphrase de José Rizal, selon Annette Hug}

Il faudrait trouver des moyens de rassurer la famille. Rizal
leur a parlé de confiance et de Dieu, lui-même se rassérène
avec Kant qui, après le tremblement de terre de Lisbonne,
s’était demandé comment continuer à vivre tranquillement
quand il était clair que l’Europe entière reposait sur des
voûtes dont les piliers chancelaient, que des eaux souterraines
et des vapeurs inflammables s’unissaient sous les
fleuves et les montagnes et qu’à tout moment un séisme
pouvait ébranler la surface de la terre. Il fallait remercier
Dieu, mais pas dans le sens qu’ordonnaient les prêtres
superstitieux qui compensaient avec les catastrophes naturelles
les péchés des humains. Dieu n’avait pas l’esprit comptable.
La Providence, dans sa bienveillance, avait donné
aux humains la capacité de ressentir de la compassion afin
qu’ils puissent s’apitoyer sur le sort d’autres humains dans
des contrées lointaines et oublier que leur propre sol était
creux. Dieu nous offre le don de faire comme s’il était
solide, ce sol sur lequel nous bâtissons, veut croire aussi
Rizal, et peut-être Kant parviendra-t-il à faire changer d’avis
Paciano.[footnote Révolution aux confins, op.cit., p. 130-131]

 

Mais à la lumière de ce journal de traduction, je trouve une autre manière de me rassurer : la traduction ébranle nos certitudes, fait bouger nos soubassements de manière dynamique. Par la confrontation avec l’autre… une altérité, une autre manière de voir, de dire les choses.

J’aime ces réflexions autour de ce que la traduction ébranle de l’original qui se révèle par elle plus multiple qu’il n’y paraissait.

PDF