Journale Un road trip au cœur de la traduction.

MAIS COMMENT TRADUIRE TUSSI ?

Par Sinéad Crowe, traduction d’Isabelle Liber


«Ah so», sagte sie, und wir fanden es fast ein bisschen schade, dass sie nicht einmal versuchten, uns die Handtaschen zu klauen. Zum Trost bestellten wir Aperol Spritz, was wir zu Hause nie taten, weil zu Hause Kreuzberg war und wir keine Tussis. Die Tussi-Werdung hoben wir uns für das Alter auf, wenn wir sonst nichts mehr zu tun hätten. (Töchter, p. 93)1

Betty et Martha sont enfin arrivées à Gênes et, après la recherche harassante d’une place de parking, ce qu’il leur faut, c’est un drink. Elles trouvent un bar sur l’une des places légèrement délabrées de la ville et commandent deux Aperol spritz. À Berlin, dans leur quartier de Kreuzberg, il ne leur viendrait jamais à l’idée de passer une telle commande, assure Betty, car seules les Tussis boivent des Aperol spritz. Et elles, elles ne sont pas des Tussis. Du moins pas encore.

Ah, Tussi. Malgré sa signification légèrement misogyne (dont Lucy use bien sûr ici avec ironie), Tussi est sans doute l’un des mots allemands que je préfère. En partie pour sa sonorité (ça siffle si délicieusement !), mais aussi parce que chaque Allemand·e que je connais a une vision différente de ce que recouvre précisément ce terme. Bien avant d’être confrontée à la traduction de Töchter, mes amies et moi (légèrement éméchées) avons un jour tenté d’expliquer à notre amie américaine Jen le concept de Tussi – ce en quoi nous avons lamentablement échoué. Et voilà que ce mot resurgit, avec toutes ses contradictions !

Mes premières sources, quantité de dictionnaires allemand-anglais en ligne, ne me sont pas d’une grande aide. Le Pons propose chick, girl, bird, ce qui ne rend pas du tout la nuance dépréciative de Tussi. Quant à dict.cc, il offre au moins quelques options péjoratives, mais franchement : bimbo ? broad ? Y a-t-il encore aujourd’hui quelqu’un de moins de quatre-vingt ans qui utilise ces termes ? Quant à bitch, c’est vraiment trop méchant.

Traduction de Tussi sur dict.cc

La définition qu’on trouve dans le Duden est la suivante : « Personne de sexe féminin, superficielle, égocentrique et très attentive à son aspect extérieur. » Ce qui ne m’aide pas énormément. Pas plus que Wikipedia, qui me permet cependant de découvrir l’origine fascinante du terme : Tussi vient de Tusnelda, prénom que portait la fille du prince chérusque Ségeste. Au fil du temps et notamment sous l’influence d’une œuvre de l’écrivain Heinrich von Kleist, le diminutif du prénom est devenu une désignation pour des femmes agaçantes, coquettes et un peu sottes.

Les dictionnaires ne m’aidant pas, je me tourne vers mes ami·es : comment définir le mot Tussi ? Leurs réponses montrent là encore la variété des nuances associées au rôle de genre, à la sexualité, la classe sociale, l’aspect physique ou l’intelligence des Tussis. Pour Mo, une Tussi est « une femme pas particulièrement intelligente, toujours très maquillée et qui s’habille de manière vulgaire ». Sarah a une représentation légèrement différente : c’est « une poule de Blankenese2 qui se bichonne », écrit-elle. Je suis certaine d’avoir moi aussi déjà entendu les Hambourgeois·es qualifier de Tussis les bonnes femmes de la banlieue. Pour Rasha, Tussi est la « désignation généralement dépréciative d’une femme hypra féminine, qui porte des vêtements souvent chers, mais surtout mauvais goût, qui parle volontiers d’une voix forte et aiguë, exagérément juvénile. » En outre, ajoute-t-elle, « être une Tussi implique surtout de ne pas être émancipée ou au moins de faire semblant de ne pas l’être : de paraître toujours un peu perdue, etc. » (On supposera donc qu’une Tussi n’est sans doute pas en mesure de changer un pneu, à l’inverse de la jeune personne que vous voyez sur la photo plus haut.) Anne, la mère de Rasha, estime quant à elle que la Tussi est loin d’être idiote : « Les Tussis se font aussi toujours arnaquer ; en fait, elles jouent les naïves, elles ont l’air toujours perdue et parlent comme des petites filles, surtout devant les hommes, mais c’est pour obtenir ce qu’elles veulent et manipuler les hommes. »

Conversations with Friends : échanges sur WhatsApp autour du sujet « Tussi »

Comment un seul mot peut-il comporter autant de nuances ? À cette étape de mon travail, j’ai compris que je ne trouverais pas d’équivalent anglais capable de couvrir tous ces aspects. J’entre « kinds of women » (types de femmes » dans le Cambridge SMART Thesaurus (mon favori en matière de dictionnaires numériques des cooccurrences), mais je ne trouve vraiment rien qui pourrait convenir dans ce contexte.

« Kinds of women » dans le « SMART Thesaurus » du Cambridge Dictionary

Frustrée, je referme mon portable et sors faire un tour dehors. Tandis que j’arpente les rues, Kate Moss me vient soudain à l’esprit (oui, je sais, j’ai des réflexions hautement intellectuelles). Je repense à un épisode peu glorieux de la carrière du top model : quelques années auparavant, easyjet avait été obligé de débarquer Kate Moss d’un de ces avions parce qu’elle avait (à ce qu’on dit) fait du raffut après avoir (à ce qu’on dit) légèrement abusé de ses réserves personnelles de vodka. Tandis qu’on l’escortait hors de l’appareil, Kate Moss aurait alors traité la pilote de « basic bitch ». Euréka ! Basic. D’accord, ce n’est pas exactement la même chose que Tussi. Lexico.com, la version en ligne de l’Oxford English Dictionary, définit basic comme se rapportant à « Quelqu’un dont les goûts, les intérêts et les opinions passent pour médiocres ou conventionnels. Généralement utilisé pour décrire des personnes de sexe féminin ». De tout ce que j’ai trouvé jusqu’ici, c’est en tout cas ce qu’il y de plus approchant.

D’une part, il ne s’agit pas d’une insulte horriblement désuète pour les femmes ; d’après The Guardian, le terme apparaît pour la première fois en 2009 dans le Urban Dictionary (« A bum ass woman who think she the shit but really ain’t3 », pour l’info). D’autre part, le mot pourrait tout à fait faire partie du vocabulaire de Martha et Betty ; Miss Moss était elle-même âgée de 41 ans quand son petit éclat a permis au mot basic d’accéder à la postérité. Mes ami·es anglophones et moi-même, qui allons sur nos quarante ans, utilisons aussi ce terme.

Et d’ailleurs, n’est-ce pas terriblement commun, et donc basic, de boire sur une place italienne un Aperol spritz, cocktail Instagram par excellence ? Par conséquent, le terme est parfaitement adapté au contexte. (Et puisqu’on parle d’Aperol, soulignons que l’alcool aussi peut constituer un défi pour la traduction.) Enfin – et c’est sans doute là le plus important – l’insulte basic est tout simplement drôle. Sans compter qu’on peut très facilement transformer l’adjectif basic en un substantif, un autre atout de taille pour ce passage où figure le néologisme Tussi-Werdung : Basicness ! Et voilà !

Grâce à ce terme, la description des Tussis buvant de l’Aperol ne perd rien de son mordant. Il m’a fallu un moment, mais je suis à présent extrêmement fière de ma solution pour le défi « Tussi » :

‘Hmm,’ she said, and we were both a little disappointed that no one even tried to snatch our handbags. To console ourselves, we ordered Aperol spritzes, something we would never do back home, because home was Kreuzberg and we weren’t basic. We were saving basicness for old age, when we wouldn’t have much else to do. (Daughters, p. 81)

Envie d’en savoir plus sur ce sujet ? C’est par ici : SOMMES-NOUS DES TUSSIS ?

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