Journale Un road trip au cœur de la traduction.

TRADUIRE L’HUMOUR

Par Sinéad Crowe, traduction d’Isabelle Liber


Comme je l’ai déjà évoqué, ce sont surtout l’humour et l’esprit de dérision de Töchter qui m’ont attirée et conquise. À travers ma traduction, j’espérais pouvoir apporter ma petite contribution et montrer que la littérature allemande sait aussi être drôle et légère. Toutefois, l’abondance de scènes comiques et d’allusions me rendait nerveuse. Traduire l’humour est l’une des taches les plus ardues qui soient, et quand on y parvient qu’à moitié, le ratage est complet. Le traductologue Jeroen Vandaele décrit ce phénomène ainsi : « L’instant humoristique se révèle par des réactions physiques : le rire, le sourire, l’excitation. » Et par conséquent : « Les erreurs de traduction sont donc aussitôt visibles : si personne ne rit, c’est que le traducteur a mal fait son boulot1. » Les mauvais jours, je vois parfois ma traduction comme le comédien d’un one-man-show qui enchaîne une platitude après l’autre devant un public figé.

Avant de commencer à traduire, j’ai relu le livre une deuxième fois afin de circonscrire plus précisément d’éventuelles difficultés de traduction. Mon inquiétude n’a fait qu’augmenter quand j’ai constaté à quel point l’humour dans Töchter reposait soit sur des jeux de mots et des néologismes, soit sur un contexte spécifiquement allemand. Il y a par exemple des plaisanteries sur le « syndrome Airbnb » présent dans le quartier de Kreuzberg ou sur le style vestimentaire des habitant es de Marzahn ; on trouve aussi quantité de descriptions humoristiques de la vie quotidienne en Allemagne, où figurent entre autres la chaîne de magasins Karstadt, le typique bar du coin ou la présentatrice de télé Sandra Maischberger. Même les passages qui se déroulent en Italie ou en Grèce doivent souvent leur potentiel humoristique à la déconstruction d’une référence précise : la vision romantique que l’Allemagne d’après-guerre a du sud, telle qu’elle a été immortalisée dans différents tubes (par exemple celui-ci ou celui-là). Je craignais ainsi qu’une grande partie de l’humour se perde pour les lecteurs et lectrices anglophones. Fallait-il créer un glossaire pour expliquer les jeux de mots ? Non, ça ne fonctionnerait pas. On sait bien qu’une blague perd tout son intérêt dès lors qu’il faut l’expliquer. Mais je ne voulais pas non plus remplacer l’humour de Lucy par un équivalent anglophone : le livre devait bien sûr garder sa spécificité allemande.

Comme l’affirme Betty dans le roman, quand on se retrouve à l’orée d’un chemin périlleux, il suffit parfois de dire : « Allez, on y va ! » Et c’est ce que j’ai fait, en espérant triompher des obstacles au fil de mon voyage. Une fois la traduction commencée, j’ai constaté que les personnages de Lucy sont si forts, si authentiques, que le contexte culturel spécifique n’a finalement pas tant d’importance pour l’humour.

L’œil de Dieu, c’est-à-dire la coupole du Panthéon, ici sans ballon estampillé Victoria’s Secret (photo : Mohammad Reza Domiri Ganji)

Le roman s’ouvre par exemple sur une scène très vivante dans laquelle nous faisons la connaissance de Betty alors qu’elle visite le Panthéon à Rome. Tout de suite, son côté cynique et son habitude à toujours chipoter sont palpables : au lieu de savourer la beauté architecturale du lieu, elle est obnubilée par les autres touristes (« des centaines d’arriérés », comme elle le dit), qui observent tous un ballon rose Victoria’s Secret (une « satanée publicité pour de la lingerie ») voletant sous la coupole de l’édifice. Dans le roman, de nombreuses scènes fonctionnent précisément dans cette zone de tension, dans une alternance entre sérieux et absurdité, un décalage brutal qui provoque le rire quelle que soit la langue. Au moment d’arriver à l’extrait dans lequel apparaît Sandra Maischberger, plus loin dans le livre, mon angoisse quant à la transcription de l’humour s’était envolée depuis longtemps. Au fond, il n’était pas nécessaire d’insérer des explications ou d’adapter le texte pour le lectorat anglophone, car l’humour fonctionne même quand on ne sait pas qui est Sandra Maischberger. C’est la scène elle-même qui est drôle : quand le trio arrive au lac Majeur, Kurt, qui a prévu de mettre fin à ses jours le lendemain, n’a qu’un seul souhait : regarder la télé dans un hôtel bas de gamme. Ce qui a le don de frustrer sa fille Martha, qui souhaiterait tant voir son père profite d’un dernier moment magique dans sa vie.

Le lac Majeur a beau être somptueux, Kurt préfère regarder la télé (photo : Alessandro Vecchi)

J’ai pris un plaisir tout particulier à traduire les dialogues drôles et perspicaces de ces personnages bien trempés, et notamment les échanges entre Betty la cynique et Martha la stressée, qui sont savoureux. Si les dialogues sont aussi plaisants à traduire, c’est aussi parce que Martha et Betty parlent comme se parlent les femmes dans la vraie vie. Leur capacité à toujours se relever et à ne pas perdre leur humour quels que soient les embarras que la vie place sur leur chemin me rappellent nombre de mes amies chères qui vivent ici et là dans le monde. Après avoir finalement trouvé la voix de chacune, j’ai compris que le ton et le rythme de la langue y étaient pour beaucoup dans l’humour du texte. N’importe quel∙le humoriste le confirmerait : tout est une question de performance. L’échange rapide et la répartie restent, à mon avis, tout aussi drôles quand on ne maîtrise pas le contexte culturel. Par exemple dans cette scène :

«Was soll das eigentlich werden?», fragte ich. «Thelma und Louise?»

«Die waren jung, sexy und unterdrückt», sagte Martha. «Guck uns an, wir sind nicht mal unterdrückt.»

«Tschick?», probierte ich weiter.

«Das waren Jungs. Wir sind Frauen kurz vor den Wechseljahren. Ich hoffe, das willst du nicht vergleichen.»

(Töchter, p. 88)2

‘So what are we going for here?’ I asked. ‘Thelma and Louise?’

‘They were young, sexy and downtrodden,’ Martha said. ‘Look at us, we’re not even downtrodden.’

I tried again. ‘Why We Took the Car?’

‘They were teenage boys. We’re premenopausal women. I don’t quite see the comparison.’

(Daughters, 76)

Le film Thelma et Louise est sans aucun doute une référence hors des frontières de l’Allemagne :

Externer Inhalt
Ich bin damit einverstanden, dass mir externe Inhalte von www.youtube.com angezeigt werden. Damit werden personenbezogene Daten an Drittplattformen übermittelt. TOLEDO hat darauf keinen Einfluss. Näheres dazu lesen Sie in unserer Datenschutzerklärung.

La référence à Tschick, en revanche, est plus complexe. Écrit par le formidable Wolfgang Herrndorf, décédé en 2013, ce roman jeunesse maintes fois primé a connu un énorme succès en Allemagne. Il a été porté à l’écran et est aujourd’hui considéré comme un classique du road trip littéraire allemand. En 2014, l’ouvrage a bien été traduit en anglais par Tim Mohr sous le titre Why we took the car, mais l’influence de ce livre sur l’espace anglophone n’est en rien comparable avec l’effet produit en Allemagne. En citant le titre du livre, l’association déclenchée ne sera donc vraisemblablement pas la même chez les anglophones et les germanophones. Cette fois encore, j’ai décidé de ne pas adapter la référence pour le lectorat anglophone, ce qui aurait éloigné la scène de son contexte allemand. Je crois que l’humour fonctionne malgré tout, car il repose aussi sur la répartie de Martha qui, comme le fait souvent Lucy Fricke, réunit comique et tragique en une phrase.

En traduisant les dialogues entre Betty et Martha et les situations presque burlesques dans lesquelles elles se retrouvent systématiquement, j’ai pensé à de célèbres duos de comiques, tels que Laurel et Hardy, Patsy et Edina dans Absolutely Fabulous, ou Vladimir et Estragon, créés par Beckett. (Suis-je d’ailleurs la seule à penser qu’il y a dans le « Allez, on y va » des personnages de Lucy quelque chose du désespoir existentiel qu’on rencontre dans En attendant Godot, de Beckett ?) L’humour noir par lequel passe le roman pour évoquer les combats intimes des protagonistes, la vieillesse des parents, les impasses professionnelles, l’horloge biologique, les déceptions dans les relations humaines ou encore la déchéance a quelque chose d’extrêmement intemporel. Si de nombreuses allusions renvoient spécifiquement à l’Allemagne, l’humour en lui-même, dans sa manière d’aborder des sujets qui nous concernent tous et toutes, se révèle finalement universel.

Inquiète que les lecteurs et lectrices anglophones rient autant que j’avais ri moi-même, je me suis longuement penchée sur l’humour du roman. J’espère cependant avoir aussi su rendre la tristesse, la nostalgie et l’espoir qui sont au cœur de cette histoire. J’ai lu le roman maintes fois, mais certaines scènes m’émeuvent toujours au point de me faire pleurer – pas seulement de l’œil gauche, comme Martha dans le roman, mais bien des deux yeux. Töchter est infiniment plus qu’une série de plaisanteries sombres. C’est surtout une histoire de famille extrêmement touchante, un récit sur la perte et sur ces moments où la seule issue qui reste est de se saouler avec une bonne amie. Des sujets qui, je l’espère, passionneront bientôt les lecteurs et lectrices au-delà des frontières de l’Allemagne !

Envie d’en savoir plus sur la problématique des références culturelles en traduction ? C’est par ici : MARZAHN, ZONE SENSIBLE

Continuer sur la même route

Fußnoten
1
2
PDF