Journale Un road trip au cœur de la traduction.

LA ROUTE D’UNE TRADUCTION

Par María Tellechea, traduction d’Isabelle Liber


En 2018, désireuse de me plonger à nouveau dans la littérature contemporaine germanophone après cinq années sans contact direct avec elle, j’avais décidé de venir passer six mois en Allemagne. J’avais pris les dispositions nécessaires pour pouvoir suspendre pendant un semestre mon activité de maître de conférences à Buenos Aires, et j’avais posé ma candidature pour participer à la Sommerakademie1, prévue à Berlin pendant la dernière semaine d’août. En 2013, j’avais déjà eu la chance de prendre part à cette manifestation. J’avais alors constaté à quel point il est important pour mon travail de traductrice de fréquenter un lieu où se rencontrent ceux et celles qui produisent et publient la littérature de langue allemande – traducteur∙rices, auteur∙rices, éditeur∙rices –, notamment pour y faire la connaissance de collègues dont le quotidien professionnel ressemble souvent au mien.

María (à gauche) et Sinéad (à droite) se sont rencontrées dans le cadre de la Sommerakademie 2018

Cette année-là, le nombre de nouveautés qui, à première vue, me semblaient intéressantes pour une traduction était quasiment infini. Töchter comptait parmi les titres qui m’attiraient le plus. Peut-être à cause du titre, certainement à cause de l’intrigue, du genre et de l’âge des protagonistes, de tous les sujets et problèmes qui y sont traités, des dialogues pleins d’humour et d’ironie, et aussi parce que la couverture du livre promettait de nous embarquer dans un road trip. Quand Lucy a présenté son roman à la petite vingtaine de traducteurs et traductrices que nous étions, j’ai été touchée par le ton tragique (peut-être tragicomique) du texte, qui n’était pourtant jamais dramatique ; sarcastique sans être cruel, parfois léger et plaisant sans être superficiel, profond mais sans prétention philosophique. Et ce n’était pas la seule chose qui me parlait : on aurait dit que le titre du roman s’adressait directement à moi, qui occupe depuis presque 40 ans la position de fille de mon père et de ma mère. Or, les protagonistes de Lucy Fricke semblaient incarner précisément ces filles-là : celles dont les parents ont été jeunes dans les années 1970. Ainsi que Lucy résumait l’intrique, Martha et Betty, amies depuis vingt ans, se rendent dans une clinique d’aide au suicide en compagnie du père de l’une d’elles – et je me trouvais irrémédiablement ramenée à mon propre rôle de fille, songeant que les parents aussi arrivaient à un âge où ils pourraient mourir bientôt.

Si le titre a retenu mon attention sur un plan personnel, c’est aussi parce qu’il faisait pour moi écho aux manifestations en faveur de la légalisation de l’avortement, alors très présentes en Argentine. En juin de la même année, partout en Argentine, l’ensemble du mouvement féministe, et notamment le mouvement des jeunes féministes qui s’était constitué et consolidé dans le contexte des débats autour de la nouvelle loi sur l’avortement, exigeait haut et fort le vote de cette loi – au parlement2, dans les écoles, en privé et sur Internet. Ce jeune (et nouvel) élan politique a été qualifié par certains de « révolution des nanas » (la revolución de las pibas)3. D’autres allaient plus loin et l’appelaient « la révolution des filles4 » (la revolución de las hijas5), ce qui inscrivait le mouvement dans la tradition des Mères de la place de Mai6. De plus, l’expression confrontait ainsi beaucoup de parlementaires, surtout les hommes, à la voix de leurs propres filles, qui devenait alors un facteur décisif pour leur vote.

María aux côtés de Norita Cortiñas, infatigable combattante pour les droits humains et Mère de la place de mai

Il me semblait donc logique de donner une chance à ce livre et de le choisir comme projet de traduction. Dans les mois qui ont suivi, j’ai lu le roman avec le plus grand plaisir. Je vibrais avec les protagonistes et me retrouvais si souvent face à moi-même au détour d’une page que le désir de traduire ce livre s’est ancré profondément en moi. Peut-être d’abord seulement pour l’aborder autrement, me confronter à lui à travers ce processus si particulier que permet la traduction. J’ai alors pris contact avec Lucy – je me trouvais encore en Allemagne, et j’avais l’intention de me rendre une nouvelle fois à Berlin. Il me semblait fondamental d’avoir le soutien de l’autrice et de lui parler de mon projet. J’avais malheureusement déjà fait l’expérience de projets de traduction qui, pour les raisons les plus variées (en général économiques), ne voyaient ensuite jamais le jour. Je devais donc la convaincre de mon idée, lui donner envie d’être publiée en Argentine, pour la savoir ensuite à mes côtés au moment des négociations pour les droits. J’aimerais souligner ici que ces négociations s’avèrent souvent difficiles pour les maisons d’édition argentines, tout particulièrement celles de petite ou moyenne taille qui ne disposent pas des moyens financiers permettant de publier des auteur∙rices étranger∙ères contemporain∙es. Étrangement, ce sont pourtant précisément ces petites maisons indépendantes qui ont tendance à se risquer dans ce genre d’entreprise, à faire confiance aux propositions des traducteur∙rices et à publier des auteur∙rices encore inconnu∙es dans le pays cible.

En décembre 2018, j’ai rencontré Lucy dans un bar de Kreuzberg, à Berlin. Je lui ai parlé de mes expériences de traduction en littérature contemporaine germanophone et de la maison d’édition à laquelle je souhaitais soumettre mon projet : Odelia Editora. Je lui ai raconté que la maison était dirigée par huit femmes intéressées par une littérature contemporaine exigeante à tendance féministe. Lucy a tout de suite été enthousiaste, attentive à ce que je lui expliquais pour éviter d’éventuels obstacles lors de la négociation des droits, et elle m’a conseillée dans le choix des extraits à présenter pour un essai de traduction.

Quand un·e traducteur·rice choisit un livre, je crois que c’est toujours aussi dans l’intention de le « rendre public », de le partager avec ses semblables, pour que d’autres puissent en tirer le même plaisir de lecture. Dans le cas qui nous intéresse ici, cet objectif était certes latent, mais le moteur réel – y compris pendant le processus de traduction lui-même – était mon désir personnel de partager ce livre avec moi-même dans ma propre langue.

Odelia Editora a accepté le projet et la question des droits a été réglée, après quoi nos avons eu la chance que Lucy soit invitée en Argentine dans le cadre des vingt-cinq ans du jumelage entre Buenos Aires et Berlin. Nous avons profité de l’occasion pour organiser un événement à l’Institut Goethe de Buenos Aires, où nous avons présenté des extraits de la traduction du roman – pour ainsi dire en guise d’accroche. Le public s’est montré enthousiaste et captivé, ce qui laissait espérer que le livre une fois terminé déclenche des réactions tout aussi positives.

Envie d’en savoir plus sur ce sujet ? C’est par ici : LE VOYAGE COMMENCE et par là : ELLE VÉCUT HEUREUSE ET EUT BEAUCOUP DE TRADUCTIONS...

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