Journale Un road trip au cœur de la traduction.

ELLE VÉCUT HEUREUSE ET EUT BEAUCOUP DE TRADUCTIONS…

Par Isabelle Liber


Comment l’histoire a-t-elle commencé ? Comment suis-je devenue la traductrice de ce roman ?

C’est une question qui revient souvent : on me demande comment je choisis les livres que je traduis. La réponse la plus honnête, disons la plus exacte statistiquement, a de quoi décevoir : je ne choisis pas, c’est la maison d’édition qui propose.

En faisant de la traduction mon métier, j’ai aussi choisi d’accepter de me plier à une instance autre, qui a bien des visages – auteur·rice, éditeur·rice, marché, calendrier… autant de paramètres qui modèlent la réalité de mon métier. On peut rêver de n’avancer que guidé·e par son (bon) goût et sa volonté1, mais il n’est pas certain que ce soit toujours payant. À tous les sens du terme.

Car – et c’est là que les choses deviennent intéressantes – il y a dans cet exercice de créativité sévèrement quadrillé une expérience assez étonnante. Jusqu’ici, ces rencontres qu’on pourrait dire imposées ont toujours été de belles rencontres. Peut-être ai-je eu la chance de travailler avec les « bonnes » maisons. En tout cas, je me suis chaque fois prise d’amitié, sinon d’affection profonde, pour les livres qu’on m’a demandé de traduire. Comme si on me confiait des enfants sauvages, encore étrangers à leur environnement, et qu’en vivant avec eux, en les apprivoisant, je leur donnais les formes et le langage nécessaires pour aller ensuite vivre leur vie dans leur contrée d’adoption.

Mais revenons à notre histoire. Même si le choix des œuvres qui seront traduites de l’allemand vers le français est souvent l’affaire des éditeurs et des éditrices, rien ne nous empêche de proposer aux maisons nos coups de cœur ou d’attirer leur attention sur tel ou tel titre. C’est l’objet même du programme Georges-Arthur-Goldschmidt-Programm, une formation destinée aux jeunes traducteur·rices à laquelle j’ai participé en 2005. J’y avais choisi un roman de Nina Jäckle, Noll, que j’ai proposé avec un extrait de traduction à des maisons d’édition françaises : plusieurs se sont montrées intéressées, et le livre a paru en France chez Autrement en 2006 sous le titre L’Instant choisi2.

Photo des couvertures françaises et allemandes (© Autrement et Berlin Verlag)

Donc, même si ce n’est pas forcément la voie la plus commune, il est possible, et même souhaitable, et même nécessaire ! que les traducteurs et les traductrices se fassent aussi les émissaires de ce qui se passe de l’autre côté de la frontière. Parce que c’est une activité passionnante. Parce que plus nous sommes nombreux·ses à le faire, plus la diversité et la richesse du paysage traduit seront grandes. Et parce que, parfois, ça marche ! Pour ce qui nous concerne ici, l’histoire se déroule en effet sous une bonne étoile – ou plutôt sous quantité de bonnes étoiles.

La première étoile * s’appelle Karen Köhler. C’est un écrivain formidable, c’est une femme formidable, et après une série de lectures où nous présentons en France Bêtes féroces, bêtes farouches3, la traduction française de son recueil de nouvelles, après des trajets en train, des apéros, des lectures mémorables, je lui demande de m’indiquer quelques-uns des livres qu’elle a aimés. Parmi les trois titres qu’elle me cite, il y a Töchter, de Lucy Fricke. Nous sommes en avril 2018. Je lis, j’aime, beaucoup, et je décide d’en parler aux maisons avec lesquelles je travaille régulièrement. Je me lance aussi dans un essai de traduction, mais je n’ai pas le temps de le terminer, prise par un autre contrat. Cela ne m’empêche pas de revenir plusieurs fois à la charge : un éditeur que j’apprécie grandement et que j’ai quasiment harcelé pendant des mois pourrait en témoigner. En vain. Mon enthousiasme ne suffit pas4.

La deuxième étoile * vient briller nettement plus tard. C’est Michael Wenzel, de l’agence littéraire Editio Dialog, qui représente Rowohlt en France et a donc pour mission de proposer Töchter à des éditeurs francophones. Nous avons été en contact au début de ma recherche. En juin 2019, il m’annonce qu’une offre a été faite. Je relance donc les maisons d’édition que j’avais contactées. Elles peuvent encore, si elles le souhaitent, participer à des enchères pour acquérir le titre. L’une des maisons est à deux doigts de dire oui, et puis… non.

Me voilà dans la situation la plus inconfortable qui soit pour un·e traducteur·trice : je sais que le roman va être publié, mais je ne sais pas par qui. À ce stade de la vente, l’agent littéraire n’est malheureusement pas habilité à me donner le nom de la maison qui acquiert les droits francophones. Mais il a promis de transmettre mon intérêt. Seulement, ça ne me suffit pas. J’ai peur qu’il n’ait pas envie de le faire, qu’il oublie, qu’il transmette mes coordonnées trop tard5... À ce moment crucial, mon étoile numéro 3 * n’est autre que Lucy Fricke, que je contacte alors pour la première fois par l’intermédiaire du site Literaturport. Avec gentillesse et simplicité, elle me répond aussitôt : le roman sera publié par Le Quartanier

Un certain moteur de recherche m’apprend que cette maison se situe… à Montréal. Aïe. Je ne connais rien au paysage éditorial québécois, je pars du principe qu’un·e traducteur·trice québécois·e sera forcément privilégié·e et je commence à douter sérieusement de mes chances de traduire Töchter. Entre ici en scène une quatrième bonne étoile * : ma collègue et amie Sonja Finck, qui vit au Québec, est justement de passage à Berlin. Elle vient dîner chez moi, et j’en profite pour lui demander son avis. Je ne le savais pas, mais elle travaille depuis longtemps avec Le Quartanier et m’encourage aussitôt à contacter la maison. On pourrait d’ailleurs tout aussi bien raconter la « pré-histoire » d’une traduction du point de vue de la maison d’édition. Céline Hostiou, éditrice pour Le Quartanier, nous a fait parvenir à ce sujet une très belle « lettre de l’éditeur », que vous pouvez lire ici.

Avec toutes ces étoiles * pour veiller au destin francophone de Töchter, j’ai envie d’en distribuer par brassées autour de moi : et vous Madame, et vous Monsieur, avez-vous eu votre étoile ? Pour m’avoir guidée, aidée, pour avoir cru en moi ?

Car bien souvent, il y a dans le destin d’une traduction tous ces petits coups de pouce, coups d’essai, coups de chance et coups de dés… Sans oublier une dernière étoile * pour moi, puisqu’au final, c’est en faisant un essai de traduction pour Le Quartanier que je suis devenue la traductrice de Töchter.

Envie d’en savoir plus sur ce sujet ? C’est par ici : LE VOYAGE COMMENCE
et par là : LA ROUTE D’UNE TRADUCTION

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