Journale Un road trip au cœur de la traduction.

SOMMES-NOUS DES TUSSIS ?

Par María Tellechea, traduction d’Isabelle Liber


Quand elles arrivent à Gênes, Martha et Betty ont derrière elles une route épuisante et une journée riche en émotions et en adieux. Après avoir enfin trouvé leur hôtel et déposé leurs affaires sur place, elles décident d’aller se promener dans le quartier du port et s’installent à la terrasse d’un bar, sur une petite place. Elles sont déçues que personne, lors de cette promenade dans des rues réputées si dangereuses, n’ait pas même essayé de leur voler leurs sacs à main. Betty commande un Aperol spritz pour chacune. Contrairement à ce que pourrait laisser entendre ce choix, elles ne sont pourtant pas des Tussis, ainsi que l’assure Betty : elles se réservent cette qualité pour plus tard.

2 chaises Aperol spritz dans les rues de Buenos Aires

Le terme Tussi est difficile à traduire, parce qu’il relève du langage oral, du slang, et que sa signification comme sa traduction sont soumises à la variété linguistique et à la subjectivité des locuteur∙trices, mais aussi parce qu’il transporte une ironie qu’il s’agit de conserver en espagnol. Il faut donc trouver un mot qui ne soit pas trop spécifique et couvre de nombreuses nuances. Ce qui est drôle, dans ce passage, c’est que les protagonistes envisagent de se transformer en Tussis au moment où elles n’en auront en réalité plus la possibilité, c’est-à-dire quand elles auront atteint un âge avancé. Sans compter qu’elles ont pu échapper aux pickpockets parce qu’elles ne sont pas des Tussis et passent donc inaperçues.

Finalement, j’ai décidé de traduire Tussi par minita. Les deux termes ont différents sens et synonymes, chacun éclairant chaque fois un seul aspect de la notion.

Si l’on se penche sur le terme minita, on apprend que le substantif dont il est dérivé, mina, pourrait venir du portugais menina (jeune fille). Il pourrait aussi être issu d’un dialecte italien, où minna signifie femme, mais aussi prostituée. Autre possibilité : il serait à rattacher à la mine dans laquelle sont exploités les métaux précieux – avec en arrière-plan l’idée qu’une femme qualifiée de mina, peut-être exploitée par son souteneur telle une mine d’or. Malgré son étymologie incertaine, mina fait partie intégrante de la langue courante argentine, où le mot a généralement le sens de femme (avec bien sûr différentes nuances selon le contexte). La connotation d’un mot peut être modifiée de manière significative par l’ajout d’un diminutif – un procédé couramment utilisé en espagnol, et pas seulement en espagnol d’Argentine. Dans notre cas, la connotation ajoutée est péjorative. Le diminutif donne même un sens complètement différent au terme, le rend plus spécifique. Une minita n’est pas n’importe quelle mina, c’est un type de femme bien précis, avec des caractéristiques particulières. Lesquelles ?

Sur certains forums consacrés à l’espagnol d’Argentine (bien que le terme soit également utilisé en Bolivie et en Uruguay), une minita est définie comme une jeune femme (de moins de 25 ans) qui va dans les salles de gym et se préoccupe constamment de son apparence, qui porte des vêtements griffés à la mode, se teint les cheveux en blond[footnote]Je pense à une chanson du groupe Sumo, que j’écoutais beaucoup adolescente. Les voix qu’on entend au début de La rubia tarada sont sans aucun doute celles de Tussis.[footnote] et n’a pas grand-chose dans la tête. Aujourd’hui, la « minita » passe forcément beaucoup de temps à poster des selfies sur Instagram.

Évidemment, il y a sur Twitter des féministes qui se demandent pourquoi « être une minita » devrait signifier « être bête », puisqu’il y a en premier lieu un lien avec « être une femme ». Comme le soulignent les féministes, c’est là une façon extrême de reproduire un stéréotype de genre, par lequel les femmes deviennent elles-mêmes sujet de leur propre oppression.

Dans ces mêmes débats, on s’interroge sur ce que serait l’équivalent masculin de minita. La réponse la plus originale de toutes m’a semblé être rugbier, un mot que nous utilisons en Argentine pour décrire un homme très viril, brutal, musclé et plutôt stupide – autant de caractéristiques qu’on peut considérer comme l’équivalent masculin des caractéristiques d’une minita.

Une chose est sûre : quand il s’agit de stéréotypes sociaux, on peut passer des heures à débattre des définitions...

Envie d’en savoir plus sur ce sujet, c’est par ici : MAIS COMMENT TRADUIRE TUSSI ?

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