Journale Un road trip au cœur de la traduction.

LE JE NARRATIF : QUAND « JE » DIT « ON », « ON » est « IL » OU BIEN « ELLE » ?

Par María Tellechea, traduction d’Isabelle Liber


Traduire une œuvre littéraire racontée à la première personne par une voix féminine (et non masculine) m’a placée devant un dilemme inattendu. Je propose ici de me pencher sur le problème que j’ai alors rencontré et qui concerne les tournures de généralisation.

En théorie, un sujet narratif féminin ne devrait poser aucun problème en espagnol puisque chaque article, adjectif ou substantif peut prendre une forme féminine quand le sujet parlant est une femme. Mais que se passe-t-il quand la narratrice fait état de généralisations qui concernent tous les êtres humains, tout en la concernant d’abord elle ? C’est-à-dire quand elle énonce des généralités qui désignent surtout et visiblement ce qui peut arriver à tout le monde, mais se fonde en réalité sur ce que vit la narratrice elle-même ? Voyons tout d’abord quels sont les moyens dont dispose la traductrice pour rendre de telles généralisations.

L’espagnol offre plus d’une possibilité pour traduire les tournures comportant le pronom indéfini man1. Ce pronom personnel de la troisième personne singulier est un homophone du substantif Mann, qui signifie « homme » : il se prononce donc comme le mot désignant un homme, mais s’écrit différemment. Le pronom est utilisé comme sujet d’énoncés concernant des faits d’ordre général. Il s’agit de décrire des actions dont le sujet n’est pas concret, mais représente tout le monde à la fois. Les articles, adjectifs ou substantifs qui se rapportent dans la phrase au pronom man sont masculins. On pourrait donc penser que le pronom personnel espagnol uno (littéralement « un ») est le pronom ici le mieux adapté2. Il correspond à un sujet général (comme « les gens ») et aux pronoms alguien/nadie (quelqu’un/personne), tous à la forme masculine.

Évidemment, ce n’est pas un hasard si, en espagnol comme en allemand, les possibilités de généralisation sont l’une et l’autre régies par le masculin. Dans ces deux langues en tout cas, « l’universel » est toujours masculin. Si l’on ne souhaite pas recourir au pronom masculin uno, l’une des solutions les plus efficaces et les plus cohérentes pour traduire en espagnol des tournures avec man est d’utiliser la deuxième personne du singulier3. J’explique un peu plus bas pourquoi cette tournure n’était pas toujours possible dans ma traduction de Töchter.

Betty, la narratrice-personnage de Töchter, n’interagit pas seulement avec d’autres personnages auxquels elle s’adresse : elle insère aussi constamment des réflexions et des pensées qui renvoient à des expériences personnelles et expriment en même temps des énoncés à valeur générale. Certaines de ces généralisations se rapportent plutôt aux femmes ou à une certaine génération de femmes, puisqu’elles apparaissent dans le contexte d’une réflexion personnelle, ou plus précisément de ce dont la narratrice a elle-même fait l’expérience dans son propre parcours. Mais il arrive aussi que ces pensées concernent tous les êtres humains sans distinction de sexe – et dont aussi inévitablement toutes les femmes. Comment alors différencier l’un de l’autre ? Et s’il était possible d’identifier les différents cas avec certitude, une alternance entre les pronom uno   (« un » / « on » masculin) et una (« une » / « on » féminin) serait-elle adaptée ? Cette stratégie de traduction correspondrait-elle à la cohérence interne du texte et à la voix narrative ? Quel serait l’effet provoqué sur les lecteurs et lectrices ? Et si je décidais de ne choisir que le pronom una pour être fidèle à la voix d’une narratrice féminine, serait-ce alors une entorse à l’original, tant du point de vue linguistique (en allemand, le pronom correspondant à « on » est exclusivement masculin), que du point de vue du sens (certaines généralisations, comme je l’ai déjà noté, se rapportent à tout le monde, hommes et femmes) ?

Dans le paragraphe suivant (p. 115-116), le dilemme qui me préoccupait est devenu incontournable :

Mit jemandem zu reden, der einen längst verlassen hatte, war etwas, das man nur für sich tat. Ob es sich dabei um eine Trennung oder den Tod handelte, war fast egal, man sprach sowieso nur noch zu sich selbst. Der Verlassene wollte immer reden. Leider war er in der Regel damit allein.4

Quand j’ai demandé à Lucy, si elle accepterait que je traduise cet extrait au féminin, elle m’a donné son accord et m’a laissée libre de décider de la meilleure façon de procéder. Comme elle me l’a appris, sa première intention avait été d’écrire ce passage au féminin, mais on l’avait ensuite convaincue de ne pas le faire. En revanche, pour d’autres passages avec le sujet man, qui posaient à mon avis le même problème d’interprétation, elle m’a indiqué qu’elle préférait que je n’y introduise pas de genre « marqué ». Pour elle, il s’agissait de généralisations englobant tous les êtres humains, et je devais absolument en tenir compte. Elle ne considérait pas ces autres passages avec man comme « marqués », et ce, bien que la narratrice soit une femme et qu’elle parle en premier lieu d’elle-même – comme le montre l’extrait cité ci-dessus ainsi que de nombreux autres.

Je l’ai mentionné plus haut : man peut être traduit en espagnol par la deuxième personne du singulier. C’est une option courante et tout à fait efficace, notamment quand il s’agit de généralisations dans le domaine des sentiments ou des rapports humains. Malheureusement, le recours à cette stratégie s’est avéré impossible dès lors que la narratrice utilisait le « Du » (tu) dans un autre contexte : au début du chapitre « Une tombe à Bellegra », Betty s’adresse à la figure du père absent comme suit : « J’avais ce nom en tête depuis presque dix ans – Bellegra, un mot devenu promesse, perspective de délivrance. Tu étais donc là-bas, et tu resterais là-bas5. » En d’autres termes, la deuxième personne du singulier renvoie ici à un personnage particulier et ne peut donc pas être utilisée pour désigner les gens en général.

Si je traduisais les différentes occurrences de man par une forme féminine, on pourrait me reprocher d’avoir rétréci la pertinence de ces déclarations aux femmes. Je placerais en outre au premier plan ma propre perception du texte en décidant que la narratrice parlait en fait/plutôt d’elle-même et d’autres femmes abandonnées. Mais comment procéder dans l’ensemble du texte ? Si je choisissais d’opter pour le féminin dans un cas, devais-je le faire dans tous ? Ou bien valait-il mieux recourir à une possibilité moins marquée, mais plus impersonnelle et plus « objective », comme le pronom impersonnel se ?

À travers ce cas précis de traduction, j’ai pris conscience du fait que pour traduire de tels énoncés à valeur générale, la forme uno était – du moins dans ma propre perception – la plus personnelle. J’ai constaté qu’il y avait des différences notables entre les options : cuando a uno le pasa tal cosa (quand ceci ou cela arrive à quelqu’un), cuando te pasa tal cosa (quand ceci ou cela t’arrive), cuando a alguien le pasa tal cosa (quand ceci ou cela arrive à une personne) et cuando nos pasa tal cosa (quand ceci ou cela nous arrive). Dans ce travail de distinction auquel me forçait la traduction du roman, je comprenais (ou sentais ?) que les déclarations avec uno avaient à la fois quelque chose de personnel et d’universel – peut-être parce que le pronom uno est dérivé de l’article indéfini un (« un »), mis pour un individu, une personne. Par conséquent, si je voulais conserver le trait personnel (humain) dans ces généralisations, il me fallait faire ce choix, même si les lectrices qui s’identifiaient avec la narratrice ne se sentiraient peut-être plus expressément interpelées.

Pour prendre une décision assurant la cohésion de l’ensemble de ma traduction, j’ai choisi de m’appuyer sur deux points : premièrement, l’autrice aurait pu utiliser d’autres structures de généralisation, mais ne l’a pas fait. En outre, elle m’avait priée, pour certains passages que j’aurais voulu traduire au féminin, de ne pas le faire, car elle préférait que tous et toutes se sentent concerné·es par ces passages. Deuxièmement, en lisant des romans contemporains de langue espagnole où des autrices donnaient la parole à un je narratif féminin, j’ai constaté que les narratrices des quelque cinq romans que j’avais lus utilisaient uno non seulement pour les généralisations, mais aussi quand elles ne parlaient pour ainsi dire que d’elles-mêmes6.

Au moment de la relecture de la traduction s’est d’ailleurs confirmé une chose que nous autres, traducteurs et traductrices, ne nous lassons jamais de répéter : tout est dans le contexte. Quelques généralisations se prêtaient à l’utilisation d’un tu, car elles se trouvaient suffisamment éloignées de cette autre deuxième personne du singulier incarnant un personnage et parce que le contenu ne permettait aucune ambigüité. À d’autres endroits, j’ai choisi uno (et nulle part una), en veillant à éviter des répétitions inutiles et à ne pas faire ressortir outre mesure le masculin dans les termes connexes.

Si la voix narrative n’avait pas été féminine, me serais-je posé toutes ces questions sur l’utilisation du pronom uno ? Aurais-je perçu celle-ci comme un problème de traduction, comme un véritable conflit intérieur mettant en jeu ma position féministe et ma volonté de faire changer un statu quo dominé par le masculin ? Je ne suis pas certaine que je l’aurais fait. Quand le sujet parlant masculin énonce une vérité d’ordre général, faisant alors référence à lui-même et à d’autres, cela ne pose pas de problème. Je me demande pourquoi. La réponse est aussi évidente que regrettable : nous naissons, vivons, enfantons et créons dans un système patriarcal qui trouve également son expression dans la langue (aussi bien grammaticalement que sémantiquement). Pour représenter ce sujet supposé universel qui ressent, pense ou éprouve, nous utilisons toujours la forme masculine.

Traduire un livre est une forme exceptionnelle de lecture, peut-être la plus détaillée. Il s’agit de dévoiler toutes les strates et tous les niveaux – depuis la structure linguistique « objective », la ponctuation, la sonorité, la structure interne, jusqu’au « sens », au « message », au contenu, considéré comme subjectif et donc plus fragile pour l’interprétation par les lecteur∙ices et les traducteur ices. En traduisant ce roman, j’ai dû déconstruire une série de paradigmes ancrés, pour finalement revenir sur ces chemins balisés. Mais au cours de ce processus, j’ai inévitablement donné une partie de moi au texte, et par une sorte d’interaction, l’œuvre en a fait de même avec moi. Car après une traduction comme celle-ci, forcément, « on » est une autre…

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