Journale Un road trip au cœur de la traduction.

TRADUCTRICES ON THE ROAD

Par Sinéad Crowe, Isabelle Liber et María Tellechea, traduction d’Isabelle Liber


Inspirées par l’envie d’ailleurs qui anime les personnages principaux du roman de Lucy Fricke, nous en sommes venues à comparer notre travail de traductrices à un voyage. Nos périples ne se sont pas déroulés en même temps – à l’heure où nous écrivons cet article, le voyage de Sinéad touche à sa fin, María est presque arrivée, et Isabelle commence à peine à explorer la région. Néanmoins, à travers ce journal, nous avons eu l’impression de faire route ensemble ou, du moins, d’envoyer régulièrement aux autres des cartes postales de nos découvertes.

Voici un échantillon de ce à quoi auraient pu ressembler ces cartes postales :

Cartes postales imaginaires, d’après des motifs de Lucy Fricke et Justus Menke

Sur une carte postale, Isabelle aurait pu écrire :

« Salut les filles,

Ici, ça chauffe… Cette satanée voiture ! J’espère que chez vous, ça roule mieux que chez moi pour ce qui est du genre…

Soyez prudentes et osez !

Affectueusement,

Isabelle »

Que se passe-t-il ? La traductrice s’inquièterait-elle d’avoir mauvais genre ? Non, bien sûr : il s’agit ici d’un problème de traduction en lien avec le genre grammatical.

Dans le roman, la majeure partie du voyage – en Allemagne, en Suisse et en Italie – se déroule dans une voiture, et pas n’importe laquelle : la voiture de Kurt, le père de Martha. Or, pour lui, cette Golf représente en réalité bien plus qu’une voiture. Quand Martha décrit la relation étroite qui lie son père au véhicule, elle déclare par exemple :

« Il veut y aller avec sa Golf. Tu connais ça : les souvenirs, la nostalgie des endroits visités, les gens qui s’y sont assis. »

(Les Occasions manquées, p. 311)

Et elle raconte que Kurt, même gravement malade, sort régulièrement de chez lui pour aller boire une bière, assis dans sa voiture.

Un peu plus loin sur la route, le lien entre l’homme et le véhicule se précise encore : tout à coup, la voiture de Kurt a besoin d’huile, et Kurt, au même moment, a besoin d’une bière. Le père et la voiture nous apparaissent donc comme de véritables « potes » qui ont l’habitude d’aller boire des coups ensemble.

Le problème qui se pose ici pour Isabelle est le suivant : en allemand, le mot désignant une voiture est du genre neutre (das Auto) ou masculin (der Wagen). En français, on dit en revanche la voiture, et si Kurt, plutôt que d’aller boire un verre avec son pote à quatre roues, trinque soudain avec une Golflady du genre féminin, l’image est bien différente.

Pour résoudre la panne, la traduction française a donc nécessité un petit coup de tournevis lexical. C’est ainsi que s’est imposé le mot tacot, l’un des rares synonymes masculins de « voiture » : « Le tacot et moi, on a toujours picolé ensemble », dira Kurt. Les connotations transportées par le terme correspondent à l’état de la Golf, même si le trait est bien sûr un peu plus forcé qu’en allemand. Mais pour Isabelle, sauver cette absurde amitié virile entre l’homme et le véhicule était une priorité pour rester fidèle au personnage de Kurt.

Et voici la réponse qu’aurait pu envoyer Sinéad :

« Hi Isabelle, Hi María,

Moi aussi, j’ai des problèmes de voiture ! Finalement, j’ai opté pour une solution « tuning » – reste à savoir si ça passera au contrôle technique… Mais bon, il faut parfois savoir faire des compromis pour que le voyage continue, pas vrai ?

Kisses

Sinéad »

En anglais, les substantifs n’ont pas de genre grammatical. Pourtant, Sinéad se retrouve elle aussi face à un problème de genre : dans des situations informelles, le locuteur anglais (et plus spécifiquement le locuteur masculin d’un certain âge !) aura en effet souvent tendance à utiliser, plutôt que le pronom neutre it, le pronom féminin she pour désigner les véhicules, les bateaux, etc. Toutefois, dans le roman, il est extrêmement important qu’un vieux machiste comme Kurt considère sa Golf comme un copain, et non pas comme une copine. Voilà pourquoi Sinéad a décidé que Kurt, pour parler de sa voiture, utiliserait les pronoms masculins he et him, même si en anglais, évoquer une voiture en employant le masculin n’est pas très courant. Espérons que la voiture ainsi « tunée » ne choque pas trop… Mais comme le dit Martha, ce n’est de toute façon pas normal d’avoir une voiture pour meilleur ami !

Et María, quelle carte postale aurait-elle écrite ?

« Hola, chicas !

Je vois qu’avec vos voitures, il faut avoir l’âme d’un mécanicien ! De mon côté, je vous le dis en deux mots : ça roule…

Tenez bon !

María »

Pour María, le masculin de la voiture de Kurt ne cause aucun problème de traduction, puisque le genre grammatical du substantif espagnol correspondant est également masculin. Des caractéristiques masculines sont de plus associées à ce terme, comme si la voiture était une partie ou un prolongement de l’égo masculin. Le vrai « macho latino » est d’ailleurs aussi dévoué à sa voiture qu’il l’est à sa mère. C’est plutôt le lexique associé à la conduite qui a donné du fil à retordre à Marìa : en espagnol, les termes qui évoquent le déplacement de la voiture et les bruits alors produits ne sont pas aussi nombreux qu’en allemand. Pour que la Golf dévale la pente, s’engage moteur hurlant dans un virage escarpé, fonce à toute berzingue vers l’A26 ou descende l’A1 à pleins gaz, pour qu’elle traverse la ville cahin-caha ou roule sur l’autoroute à tombeau ouvert, la traductrice espagnole a dû se livrer à une gymnastique linguistique à la recherche de l’expression appropriée.

Traduire implique donc parfois de savoir utiliser une roue de secours, d’emprunter un détour ou même de s’autoriser une petite pause. L’essentiel est de ne pas rester sur le bord de la route après une panne et de tenir le cap !

Envie d’en savoir plus sur ce sujet ? C’est par ici : À L’ARRIVÉE

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Fußnoten
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