Journale Un road trip au cœur de la traduction.

CECI N’EST PAS UN ÂNE

Par Isabelle Liber


Mon petit frère à qui j’avais offert l’une de mes traductions m’a dit un jour : « En lisant le livre, j’ai eu l’impression de lire une de tes lettres. » Horreur ! Comment pouvait-il avoir perçu ma présence alors que mon rôle était précisément de m’effacer, de laisser la parole – pleine et entière – à l’auteur ?

Cette idée du traducteur transparent qui ne brille que par son absence est bien sûr illusoire. Il suffit de faire traduire deux ou trois phrases par quelques personnes différentes pour constater que les résultats seront tous différents eux aussi et que tous, vraisemblablement, porteront l’empreinte de celui ou celle qui a traduit.

Signalétique du chemin des ânes à Santorin

Quand nous abordons un texte, nous ne l’abordons pas en machine à traduire, mais en être pensant, ressentant et parlant, dont les attentions, les connaissances et les expériences ne sont pas celles d’un autre.

« Nous nous regardions, face à face. Ses yeux étaient noirs comme l’ébène, cernés d’un pelage blanc. Son museau était blanc lui aussi, comme ses dents qui miroitaient presque dans l’obscurité. J’ai entendu un cri qui m’a semblé venir de la mer, et qui n’était pourtant que le mien. Devant moi, l’âne est resté parfaitement tranquille, il m’a fixée longuement, puis il a repris sa route tandis que je le suivais, tremblante, de loin. Quand il s’arrêtait, je m’arrêtais moi aussi. Quand il avançait, j’avançais à sa suite. C’était un jeu, et moi qui n’avais plus joué depuis des lustres, je ne voyais pas qui était censé gagner ni comment. Lorsqu’une nouvelle fois je me suis avancée vers lui et qu’il n’a pas bougé, j’ai compris que cet âne m’attendait, que telle serait sa victoire : que je vienne à lui et accepte sa proposition. Si je lui faisais confiance, il gagnerait1. »

Dans cet extrait qui se situe à la fin du roman de Lucy Fricke, Betty, la narratrice, fuyant les dérives de son passé, tombe face à face avec un âne. Si cette scène résonne en moi, c’est bien sûr en raison du rôle qu’elle joue dans l’intrigue2, mais aussi – et c’est ce dont il est question ici – parce qu’elle a déclenché des associations bien personnelles lors de ma lecture. L’âne de l’écrivain n’est pas – ne peut pas être – mon âne. À l’âne décrit se superpose en effet celui que je vois, moi, comme dessiné touche par touche par tout ce que contient mon esprit à la rubrique « âne ».

Mon âne est d’abord l’âne qui a accompagné toute mon enfance : ma mère adorait cet animal, et quand nous partions en voiture à la campagne, le trajet était systématiquement marqué d’un arrêt pour aller photographier, caresser, flatter le bourricot broutant au bord de la route. La bibliothèque familiale regorgeait de livres sur les ânes et, pour célébrer un anniversaire, il y a même eu un jour une randonnée en compagnie d’un gentil baudet.

Échantillon de la collection iconographique familiale (cartes postales et livre, G. Rossini, Mémoires des ânes et des mulets, Équinoxe, 2003)

Mon âne est aussi un renard philosophe, parce que cette rencontre entre Betty et l’âne me rappelle immanquablement la scène d’apprivoisement entre le Petit Prince et le renard dans le livre d’Antoine de Saint-Exupéry, œuvre formidable en dépit du merchandising à outrance dont elle est l’objet.

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Rencontre du renard et du Petit Prince dans le film Le Petit Prince, 2015

Mon âne, encore, se promène « entre les mondes », sur les sentiers géorgiens du peintre Niko Pirosmani, dont l’œuvre m’accompagne depuis plusieurs années, d’abord par l’entremise d’un ami cher qui m’en révèle l’existence, ensuite dans la pénombre d’un cinéma qui diffuse le fascinant film de Gueorgui Chenguelaia, enfin dans mon travail de relectrice avec le suivi éditorial et la correction du catalogue3 d’une très belle exposition présentée en 2018-2019 à l’Albertina et à la Fondation Van Gogh.

Pirosmani en Grèce ou Betty en Géorgie – quand les différents projets se croisent

Sans contredire ni parasiter l’original, chacun des mots choisis pour faire apparaître les contours de l’âne dans ce passage portera ainsi en lui la trace infime de ces autres ânes qui ont croisé ma route. Pour reprendre les termes de Jean-René Ladmiral, « on ne saurait faire l’économie d’une écriture traduisante qui engage une médiation par la subjectivité du traducteur4 ». Subjectivité qui donne précisément au domaine de la traduction son empreinte passionnante…

Continuer sur la même route

Fußnoten
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