Journale Carnet de quat’sous
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Carnet de quat’sous

I. Le disque fêlé
II. Prisonnier de la prosodie
III. Coda brute

I. Le disque fêlé

Extrait du dictaphone : réflexions chantées pour tenter de traduire le premier vers de « Die Moritat von Mackie Messer », littéralement, « La complainte de Mackie Couteau » (ou « Mackie l’Couteau » ?).

01:48

Vendredi 25 août 2023 – 8h59

 

Et le requin

 

Vendredi 25 août 2023 – 9h02

 

Et le requin

 

Vendredi 25 août 2023 – 9h28

 

Et le requin

 

Vendredi 25 août 2023 – 10h50

 

Et le requin

 

Vendredi 25 août 2023 – 12h42

 

Et le requin

 

Vendredi 25 août 2023 – 15h54

 

Et le requin – – –

 

Mercredi 5 juillet 2023
Aix-en-Provence, vers deux heures du matin

Rideau. Tout s’est enfui comme un rêve.

Le texte a été lu, dit, chanté par les comédiens, en répétition, puis sur scène ; a cappella d’abord, timidement, scandé à mi-voix dans le secret de la loge, avant d’être révélé par le piano de Vincent et d’Alphonse, doucement, puis crescendo, crescendo ; déployé enfin, gonflé par le souffle des musiciens, sous l’impulsion ample et vorace de Maxime, à plein gosier, à tue-tête, jusqu’au chœur final, débordant de ferveur et de rage, jusqu’au dernier mot, crié par cent bouches à la fois ; et les applaudissements se sont tus, la troupe a quitté la scène.

J’aimerais tout retrouver, sentir battre la force vive du travail, sa pulsation vitale, retraverser chaque strate, réarpenter chaque détour de ma pensée, dans ma petite chambre, refaire toutes les lignes du dictionnaire des rimes, réentendre les disques poussiéreux, mes dictaphones pourris, et puis la voix de Claïna et de Christian, la voix de Birane et de Benjamin qui chantent leur partie pour la première fois, et la voix de Véronique, sublime tragédienne trash dans la « ballade de l’obsession », et la voix de lune d’Elsa dans « Salomon », la voix de flamme de Marie dans « Jenny », je veux me réembarquer.

Mais chaque fois que je tente d’y replonger, je ne vois, je n’entends plus que ces trois mots, les premiers qui résonnent sur scène, diapason de toute la pièce, les derniers écrits par Brecht, jetés sur le papier à la veille de la générale, ça se sent, dans le pur jaillissement où s’opère la fusion du sens et du son – trois mots, les plus étranges et les plus naturels qui soient, trois mots écrans qui cachent tout le reste, me gâchent la fête, peinturlurés sur une pauvre toile de kermesse de quatre sous :

Und  /  der  /  Haii  –  fisch …
Et   /   le  /   reuuh  –  quin…

Solution à deux balles, seul mot à mot de tout le texte ; la solution blanche, ne demandant apparemment aucun effort, comme si un pianiste se contentait de jouer les notes sans y mettre la moindre intention, la moindre inflexion, sans dynamique, sans legato ni rubato.

Sur la pochette, la gueule de Brecht qui me nargue. Bouche fermée. Les dents du requin, on les voit bien, mais lui, tel le bandit Macheath, ne montre rien. J’ai toujours su que c’était une crapule. Il le dit sans détour, dans un autre poème : « In mir habt ihr einen, auf den könnt ihr nicht bauen. » Grossièrement : « L’homme que je suis, vous ne pouvez pas construire sur lui = vous fier à lui / compter sur lui / vous appuyer sur lui. » Il lance ça aux femmes, mais l’ironie de ce vers m’apparaît à retardement : on dirait qu’il parle à ses traducteurs.

Inutile de chercher à s’appuyer sur son texte. Et moi, je pèse de tout mon poids.

©Suhrkamp Verlag

Fin mars 2022

En cherchant chez les bouquinistes le Dreigroschenbuch, le « bouquin de quat’sous » dans lequel Siegfried Unseld avait compilé, en 1960, à peu près tout ce qu’on connaissait de l’œuvre à l’époque, avec les souvenirs les plus marquants des témoins de la création, je découvre que Suhrkamp le vendait à l’origine avec un 45 tours de Brecht chantant lui-même la complainte. C’est le repiquage du 78 tours enregistré en 1929 pour Electrola. Le disque originel en gomme-laque est introuvable, et je n’ai de toute façon pas la cellule adéquate pour le lire.

Ce 45 tours Suhrkamp, il me le faut, c’est le support le plus proche, dans le temps, de la voix de Brecht. J’en extrairai bien une intonation secrète. Sur la face B, il y a la « chanson de la parfaite inutilité », sœur harmonique de la complainte, sœur aussi par la tonalité du texte, ce recul froid et sarcastique (cynique ?), que je ne parviens encore à restituer ni dans le poème écrit, ni dans le texte chanté.

« Die Moritat von Mackie Messer », chantée par le « chanteur de complaintes » au début de la pièce, en guise de prélude. Interprétation historique de Bertolt Brecht, accompagné par Theo Mackeben & his Orchestra (le Lewis Ruth Band, qui avait assuré la création de la pièce au Theater am Schiffbauerdamm le 31 août 1928). Enregistrement réalisé pour la firme Electrola en mai 1929 (extrait).

00:30

Le disque est là. Je l’écoute une seule fois, puis, par superstition, décide de l’accrocher au-dessus de mon bureau, comme un talisman, dans l’angle de la fenêtre visible depuis le lit. Le spectre de sa voix décantera mes pensées, les fécondera dans le sommeil.

L’accrochage lui-même, avec de petits carrés adhésifs, demande un certain temps (je souffre de tocs, mais ça nous emmènerait trop loin). Une fois la bonne symétrie trouvée, je m’éloigne d’un pas pour contempler mon œuvre. Sur l’étiquette du disque, ce mot, péremptoire : « unzerbrechlich », « incassable », tel qu’on l’inscrivait sur les vieux pressages. Je le toise : qu’à cela ne tienne, on verra bien si la chanson résiste.

Au bout de quelques secondes, le disque se détache tout seul, tombe à la verticale et heurte le sol pile sur la tranche. Je me précipite : le vinyle est fêlé, un tout petit morceau manque. Je peste, j’enrage, remets le disque sur la platine : ce tout petit morceau portait exactement, en ses sillons, les premières mesures de la complainte et le premier couplet chanté par Brecht.

Und der Haifisch, der hat Zähne,
Und die trägt er im Gesicht,
Und Macheath, der hat ein Messer,
Doch das Messer sieht man nicht.

La voix s’est brisée. Perte irrémédiable pour le collectionneur maniaque que je suis ; mais je m’aperçois bientôt du signe qu’on vient de me lancer, presque un clin d’œil de Bert. Peut-être faut-il oser casser le texte pour mieux le reconstruire. Peut-être que le secret réside dans cette fêlure ?

Je me sens un peu plus léger. Au travail.

Le disque fêlé.

II. Prisonnier de la prosodie

Mars 2022 – juillet 2023

Ce qui me séduit d’emblée dans le processus de recréation des songs, c’est qu’il permet d’abolir – tout au moins entre les frontières de cette œuvre – l’éternel débat sur la traduction des poèmes versifiés, des formes classiques : faut-il traduire le pentamètre ïambique, mètre canonique de la poésie anglaise et allemande, par un décasyllabe ou un alexandrin, les mètres rois de notre poésie francophone ? Plus épineux encore : doit-on se hasarder à traduire les rimes, dont un nouvel agencement fausse immanquablement le sens de l’original, ses traits mêmes, puisqu’il le tire vers d’autres métaphores, d’autres phonèmes que la langue de départ ne contient pas ?

La tentative de restitution des Variations de la citerne, de Jan Wagner, à quatre mains avec Julien Lapeyre de Cabanes, avait été, après des années de réflexion non théorisée, une étape marquante dans mon approche de cet exercice. Grâce à l’art de poète de Julien et au regard aussi bienveillant qu’aiguisé de Jan, il me semblait avoir progressé dans la recréation des formes écrites.

Ici, tout est à la fois plus simple et plus difficile. On me demande de traduire en français les chansons de L’opéra de quat’sous, d’en livrer une version propre à être lue, certes, mais avant tout chantée, et incarnée sur scène. On ne me dit pas : adapte, on me dit : traduis.

La difficulté tient tout entière dans un petit ingrédient qui vient compliquer l’équation poétique habituelle, un petit mot qui hantera bientôt chaque discussion au sein de l’équipe, revenant comme un mantra : la PROSODIE.

Précisément, la prosodie du chant. Qui peut la définir ? Et comment peut-elle, comment doit-elle fonctionner dans la restitution en langue française de cet anti-opéra, qui lance une charge brutale, corrosive, contre toute la tradition de l’art lyrique classique, dynamite la langue châtiée, fait sauter la diction ?

« Der Anstatt Daß-Song », littéralement, « Le song d’Au-lieu-de », chanté par monsieur et madame Peachum à la fin du premier tableau de l’acte I. Interprétation « historiquement informée » de HK Gruber et Nina Hagen en 2000, avec le Modern Ensemble Frankfurt, suivie de mélanges tirés du dictaphone, pendant mes séances de travail et de divagations chantées.

01:40

Définitions du Robert :

Prosodie (didactique) :
1. Durée, mélodie et rythme des sons d’un poème ; règles concernant ces caractères des sons. La prosodie latine.
2. Règles fixant les rapports entre paroles et musique du chant.
3. Intonation et débit propres à une langue. Phonétique et prosodie françaises, allemandes.

La traduction de quat’sous mêle nécessairement les trois acceptions : 1. Le poème doit d’abord être poème, poésie à lire sur la page, « dans sa tête » (Brecht récupère plusieurs poèmes de jeunesse, dont certains avaient été mis en musique par son premier collaborateur, Franz Bruinier, mais qui étaient nés comme des textes écrits) ; 2. Il est aussi et surtout chanson : le texte doit pouvoir se chanter, syllabe par syllabe, sur la partition de Kurt Weill, ce qui veut dire, dernière définition (et ironie de l’exemple donné par Le Robert !), que 3. La chanson composée en allemand doit être recomposée en respectant les règles prosodiques inhérentes au français : sa syntaxe, sa scansion. En les respectant – ou en les subvertissant ?

Barbara chante « Gottingen » [sic] en 1965… (extrait)

00:30

… et la même Barbara chante « Göttingen » en allemand, extrait de l’album Barbara singt Barbara (zum ersten Mal in deutscher Sprache / « pour la première fois en langue allemande »), enregistré en mai 1967 à Hambourg, pour le label Philips (extrait).

00:30

Bien sûr, ce n’est pas la Seine,
Ce n’est pas le bois de Vincennes,
Mais c’est bien joli, tout de même,
À Gotinguène, à Gotinguène.

Gewiß, dort gibt es keine Seine
und auch den Wald nicht von Vincennes,
doch gäb’s viel, was zu sagen bliebe
von Göttingen, von Göttingen.

Pas de quais et pas de rengaines
Qui se lamentent et qui se traînent,
Mais l’amour y fleurit quand même,
À Gotinguène, à Gotinguène.

Paris besingt man immer wieder,
von Göttingen gibt’s keine Lieder,
und dabei blüht auch dort die Liebe
in Göttingen, in Göttingen.

La pochette du disque nous apprend que les dix chansons sont traduites par Walter Brandin. Traduites ? Dès la première écoute de la version allemande, on remarque que certaines images s’éclipsent (« c’est bien joli, tout de même »), quand d’autres semblent avoir été glissées en contrebande (« On chante [encore et] toujours Paris »). Toute l’ambiguïté de ce traduire commence à apparaître, s’agissant de la restitution prosodiquement harmonieuse et recevable d’une chanson populaire. Celle de Barbara synthétise, dès les premiers couplets, une partie des enjeux inséparables d’une telle entreprise. Les songs de L’opéra de quat’sous, qui sont à la fois des parodies de chansons populaires, des contrefaçons de numéros de cabaret et des singeries d’airs lyriques, complexifient l’opération à l’extrême.

Notre oreille y est si bien habituée que nous ne le remarquons même plus : tous les accents forts du texte français sont placés en fin de vers, sur des syllabes et des rimes dites féminines, se terminant par un « e » muet, plus ou moins appuyé par la chanteuse selon l’intonation, le sentiment qu’elle veut insuffler au mot : « Seine / Vincennes ; traînent / me ».

C’est la règle classique de la mise en musique d’un poème, dans la chanson et la mélodie françaises, au moins depuis la Renaissance (même si, bien sûr, les formes ont évolué) : les accents tendres, lyriques ou mélancoliques, les syllabes féminines tenues enlacées par la rime et dont le rapprochement fait naître une émotion singulière, sont jugées plus belles, plus touchantes si elles épousent cette double inflexion, s’alanguissant sur la pénultième, ce qui permet soit de chanter distinctement ce « e » muet : « Seiii-neuh », soit de le faire traîner pour qu’on ne l’entende qu’imperceptiblement : « Seinn’ ».

Or, en écoutant la version allemande, on se rend compte que la règle s’inverse : tous les accents forts tombant en français sur des rimes dites féminines, et donc sur la pénultième, deviennent, chez Brandin, des accents toniques placés sur la première syllabe du mot, la syllabe d’attaque – puisqu’en allemand la plupart des vocables commencent par une syllabe accentuée : « wieder / Lieder / Liebe ».

Comme cet accent tonique initial est omniprésent en allemand, il permet d’embrasser à la fois les lignes mélodiques accentuées et peu accentuées ; on pourra, ou non, à l’intérieur d’un même vers, appuyer sur la première syllabe d’un mot ; et on pourra sans mal remplacer toutes les rimes féminines françaises en fin de vers par un substantif accentué sur la première syllabe, puisque la langue en regorge. La deuxième syllabe allemande, signifiante, rimant riche, doit évidemment être audible au chant, mais elle peut être douce, presque comme notre « e » muet : « Liiiie-beuh / Liie-be’ ». Cette particularité morphologique permet, dans la versification classique, un « double emploi » des substantifs allemands, là où le français distingue strictement entre rimes dites féminines, douces, et rimes dites masculines, marquées.

Et c’est ici que les choses se corsent.

« Ballade vom angenehmen Leben », littéralement, « Ballade de la vie agréable », chantée par Macheath au sixième tableau de l’acte II. Interprétation d’Erich Schellow en 1958 à Berlin, tirée du célèbre enregistrement supervisé par Lotte Lenya pour CBS, censé restituer l’atmosphère de la création du 31 août 1928 au Theater am Schiffbauerdamm (extrait) – suivie de mélanges tirés du dictaphone.

01:57

[Parlé]
Ihr Herrn, urteilt jetzt selbst, ist das ein Leben?
Ich finde nicht Geschmack an alledem.
Als kleines Kind schon hörte ich mit Beben:
Nur wer im Wohlstand lebt, lebt angenehm!

[Chanté]
Da preist man uns das Leben großer Geister,
Das lebt mit einem Buch und nichts im Magen,
In einer Hütte, daran Ratten nagen.
Mir bleibe man vom Leib mit solchem Kleister!

À première vue et à première écoute, c’est le rythme qui frappe. La chanson se présente comme le calque musical d’une ballade classique, dont les formes allemande et française sont heureusement apparentées – jusqu’à un certain point. Le tempo saccadé de shimmy, danse très populaire à l’époque, souligne à merveille la coupe du vers :

Da – preist – man – uns  |  das – Le – ben – gro – sser – Gei – ster

 1         2          3         4      |    1        2        3        4         5         6        7

00:21

On voit que ce vers ïambique se lit, grâce à la ligne de chant, comme un vers syllabique ; l’équilibre subtil et cadencé des iambes y est moins déterminant : on peut scander ce vers comme on scanderait un décasyllabe français ; même la césure à l’hémistiche est accusée par la mélodie de Weill, après la quatrième syllabe.

Ce qui nous interpelle aussi, c’est que ce vers classique de la ballade, si on le découpe en pieds stricts (c’est-à-dire en unités rythmiques), n’en a pas dix, mais onze ; il devient alors, selon le décompte français, hendécasyllabe, dérogeant ainsi à la règle traditionnelle.

Si l’on voulait traduire le poème en respectant la forme de la ballade française, il faudrait donc supprimer le dernier pied et conserver les dix pieds habituels, idéalement avec une pause après le quatrième. On est tenté de faire ce choix pour les quatre premiers vers parlés ; ils n’en sonneront que mieux aux oreilles habituées à la diction française. Mais si l’on suit le même modèle pour les couplets chantés, cela signifie que la dernière note de chaque vers est omise : on chante alors la dernière note sur la dixième syllabe, et l’orchestre joue la onzième note « dans le vide ». Tout le caractère de la chanson s’en trouve mis à mal.

Le texte poétique et musical de la « ballade de la vie agréable » dans la grande partition critique de L’opéra de quat’sous, publiée en 2000 par la Kurt Weill Foundation for Music, à New York. Ce document reproduit l’intégralité du texte « littéraire » de Brecht, tout en donnant, pour chaque song, la partition d’orchestre complète établie d’après une quarantaine de sources historiques. Cette version génétique de l’œuvre présente de nombreuses divergences avec les éditions classiques du texte allemand, ce qui pose des problèmes de traduction quasi insolubles eu égard au choix de certains agencements de vers, certains mots, certaines rimes.

 

Une traduction relativement littérale du premier vers de la ballade permet de bien entendre ce que j’essaie de décrire (je souligne en gras les syllabes naturellement accentuées et que la musique de Weill épouse) :

Da – preist – man – uns  |  das – Le – ben – gro – sser – Gei – ster

 1         2          3         4      |    1        2        3        4         5         6        7

On – nous – van – te  |  la – vie – des – grands – es – prits.   /
1          2          3       4   |   1      2       3           4          5        6        7

Solution envisageable, mais dès qu’on l’éprouve en chantant, la mécanique rythmique et prosodique accuse le pied manquant : les deux notes jouées staccato par le saxophone alto et la trompette, réponse moqueuse et symétrique aux deux dernières syllabes, « Gei - ster », tombent à plat. On sent la nécessité de l’iambe, qui devient ici véritablement un iambe chanté.

On pourrait tricher, bien sûr, garder ce vers de dix pieds et chanter le dixième pied en allongeant la note : « la – vie – des – grands – es – pri – iiits », en sorte que cette seule syllabe « -pri » traîne sur les deux notes, rééquilibrant un peu la question-réponse entre les deux syllabes finales et le double écho espiègle des cuivres. Mais peu importe comment on le chante, l’effet est pauvre et lourd.

00:23

L’idée peut alors nous venir d’ajouter simplement un pied, pour arriver à onze ; d’ailleurs l’allemand nous y invite, puisqu’un petit mot manque dans ma traduction littérale, le « da » : « Da preist man uns », ayant à la fois valeur d’insistance à l’oral, employé comme un mot-béquille à l’entame d’une phrase, mais ajoutant aussi un accent de dédain, d’ironie ; on pourrait presque le traduire par : « On nous vante la vie des grands esprits – c’est ça, ouais ! / tu parles ! laisse-moi rire ! » Gardons cette nuance pour plus tard et tentons d’allonger le vers d’une seule syllabe, en traduisant littéralement ce « da » initial par un « là » – non, faisons plus idiomatique, prenons plutôt « v’là », davantage dans le ton de Brecht (même s’il nous éloigne un peu du sens), et créant d’ailleurs une jolie allitération avec « vante » :

V’là – qu’on – nous – van  |  te – la – vie – des – grands – es – prits.

  1           2          3          4    |   1       2      3       4          5          6       7

Et de sept ! L’affaire est dans le sac, attelons-nous au vers suivant.

Ce serait crier victoire un peu vite. Car à bien y regarder, nous avons là l’exemple type d’une solution inharmonieuse, qui me vaudra un certain nombre de coups de règle sur les doigts de la part de Maxime, Vincent et Alphonse, les maîtres d’œuvre musicaux de la production à laquelle je participe : tous les accents naturels (naturels par rapport au rythme et à la mélodie de la chanson) se retrouvent en effet sur les mauvaises syllabes, les mauvais éléments syntaxiques : un pronom, un article et une préposition (« qu’on », « la », « des »)  et, pire encore, la première syllabe d’un substantif français, à l’allemande, le « ess- » de « esprit ». Des entités faibles, non signifiantes, n’ayant donc pas lieu d’être mises en valeur par la scansion musicale.

00:18

On en revient au problème évoqué plus haut : l’idéal serait d’avoir deux notes, deux syllabes avec pénultième accentuée, selon le modèle de la mélodie classique – autrement dit, des rimes féminines.

Je mets la première chose qui me vient : « On nous vante la vie des grands de ce monde. » L’image change, le sens nous glisse encore un peu plus entre les doigts, mais cette tournure est séduisante, et elle a le mérite de nous offrir une élision sur « d’ce », elle aussi bien dans l’esprit de la gouaille brechtienne :

On – nous – van –  te  |  la – vie – des – grands – d’ce – mon – de.

  1         2        3        4    |   1      2        3           4           5          6         7

00:18

Il semble qu’on progresse : la prosodie coule, le vers est signifiant, imagé, et, qualité déterminante : il peut être chanté avec liberté sur la mélodie de Weill, soit en notes pointées, soit avec plus de fluidité. Mais en notant le vers sur le papier, non seulement le glissement de sens, la surtraduction nous apparaît de manière flagrante (« de ce monde » n’est décidément pas sous-entendu par le vers allemand), mais on voit aussi que le galbe classique n’est pas respecté :

On – nous – van –  te  –   la – vie  |  des – grands – de – ce – monde.

  1        2         3        4        5       6   |      1         2          3        4          5

La césure à l’hémistiche est après le sixième pied de « vie », non après le quatrième, et à moins d’oser écrire l’élision de « de ce » en « d’ce » – sachant que Brecht use toujours des élisions avec parcimonie –, le vers reste désespérément hendécasyllabe.

Tant pis pour l’hémistiche, on sait que sa place est de plus en plus mobile à travers les époques ; et quant à la métrique, on pourra, bien entendu, trouver une autre solution – par exemple :

On – nous – van –  te  –   la – vie  | de – ces – grands – sa   - ges.

  1        2          3        4        5      6    |   7      8           9          10    (11)

00:19

Ah, nous y voilà : un vers de onze syllabes pouvant s’écrire en dix syllabes (le mot sage comptant pour une syllabe), sans élision disgracieuse, avec rime finale féminine, et dont le sens s’éloigne un peu moins de celui de l’allemand (« sage » n’est-il pas un proche cousin de « grand esprit » ?).

Gardons cette solution en attendant de trouver mieux et, ragaillardis d’avoir réussi une première ébauche qui tient la route, passons au deuxième vers.

D’emblée, un nouveau problème nous saute aux yeux : on se rend compte qu’il a la même coupe que le premier ; idem pour les troisième et quatrième vers de la strophe. On sera donc forcé, à cause de la prosodie, d’avoir un quatrain tout en rimes féminines plates – forme bizarre, doucereuse, quasiment inusitée jusqu’aux symbolistes, jusqu’à Verlaine ; forme presque contraire, dans sa tonalité, à celle de Brecht.

Mais il y a plus grave : si l’on veut placer harmonieusement l’accent du chant sur la dernière syllabe, c’est tout le répertoire des rimes masculines qui passe à la trappe ! On n’a plus sous la main que les mots se terminant par des « e » muets. Les combinaisons se réduisent alors comme peau de chagrin, et il va falloir sacrément se démener, diablement triturer la syntaxe pour faire dialoguer deux fois deux rimes féminines tout en conservant la verve brechtienne.

Ainsi la prosodie du chant dicte-t-elle la forme du poème. La règle est posée, il va falloir revoir à la baisse nos ambitions de parfaire l’incarnation écrite du texte.

Mais au fond, n’est-ce pas rassurant ? Ça nous évite de chercher midi à quatorze heures : la contrainte est claire, incontournable, et l’on pourra justifier de la forme bancale de notre poème sur le papier, ces quatre rimes féminines diluées, en invoquant la tyrannie du chant. Et puis, les quatre vers suivants nous consolent un peu : ils tombent tous sur un seul accent, dur et franc, l’équivalent de nos rimes masculines. On pourra donc, au moins pour cette séquence, choisir tantôt une syllabe masculine (« esprit », comme tout à l’heure), tantôt opter pour une terminaison féminine, que l’on chantera en élidant le « e » (« monde », prononcé « mond’ »). Et l’équilibre général de la ballade sera relativement préservé.

Mais revenons au deuxième vers. Il faut bien sentir les rapports de rythme et de rime qu’il entretient avec le premier, puis, en élargissant le regard, tenter de comprendre comment s’agence et vibre la strophe entière, tout en ne perdant jamais des yeux le sens. À partir de là – – –

III. Coda brute

Mardi 12 septembre 2023, 17h25

partie 1 relue OK, manque fin partie 2 et transition vers partie 3, sur les difficultés spécifiques à la complainte, qui est encore plus complexe que la ballade.

fin partie 2 : reste à décrire les autres contraintes dans la « ballade de la vie à l’aise », ayant valeur d’exemple pour toutes les chansons, avec bien sûr des difficultés et enjeux propres à chaque chanson :

– une fois posé le problème de la prosodie française « contraire » à la prosodie allemande, décrire plus précisément le problème de la prosodie chantée : tout en conservant les images et le ton de l’allemand, le texte doit prendre en compte tous les aspects phonétiques, euphoniques : quand l’allemand chante des voyelles ouvertes, il faut de préférence des voyelles ouvertes en français, et les consonnes dures doivent rester à leur place, etc. Exemple « Anstatt-Dass / Au-lieu-de » : en traduisant littéralement, on perd absolument TOUT : et le son, et l’image, et le registre (ici l’humour, la gouaille, la crasse).

– vient ensuite un autre problème, celui de l’accompagnement musical, c’est-à-dire soit au clavier seul (piano, orgue, harmonium), soit à l’orchestre : on voit que certaines parties chantées épousent de manière très harmonieuse les parties de certains instruments ; exemple Premier finale, intro de Polly, un seul vers que j’ai mis des mois à traduire, à cause de la clarinette pointée que je n’arrivais pas à suivre avec le chant, mon texte restant désespérément legato. (Mettre un extrait du dictaphone si je n’ai pas le temps de rédiger.)

05:40

 – passer ensuite au problème de l’intertextualité, du genre des chansons moquées par Brecht et Weill, de la couleur générale, du « discord », selon le beau terme donné par Josée Kamoun : comment faire pour que cette mise à distance permanente, à tous les niveaux (ironie sur l’ironie d’une ironie), se ressente en français. (Comment faire ? JE N’EN SAIS RIEN.)

– terminer par Villon : Brecht injecte, dans 5 songs, plusieurs dizaines de vers chipés à François Villon, poète français du Moyen Âge ; il emprunte ces vers à la première traduction allemande de Villon, par K. L. Ammer, mais les modifie à sa guise, change les mots les plus importants, souvent les mots à la rime. La chaîne intertextuelle est ici d’une complexité effrayante. Raconter l’aventure Villon avec Jacqueline, sa traductrice en français moderne, et comment nous avons fait pour réinjecter ensemble, en 2023, le français de Villon dans un Brecht contemporain.

Revenir ensuite à la complainte, qui cristallise toutes ces difficultés et ajoute celle de la fausse chanson de rue, avec non pas un, mais DEUX doubles accents forts par vers, et trouver une conclusion. On comprendra ce que j’ai voulu dire au début avec mon « Et le requin » qui tourne en boucle – et que cette tâche ne peut avoir de fin ni donner pleine satisfaction.

Printemps 2023

La complainte du pauvre traducteur

JE N’EN PEUX PLUS DE PEAUFINER
JE N’EN PEUX PLUS DE PEAUFINER
JE N’EN PEUX PLUS DE PEAUFINER
PERMETTEZ-MOI POUR UNE FOIS
DE TERMINER SANS PEAUFINER

25 juin 2023, 15h20

Dernier coup de fil avec Vincent, qui accompagne les répétitions, nous changeons in extremis et intégralement deux strophes de la complainte. Je souffle, j’ai tué mes darlings, j’aurai encore le temps de les étouffer dans le livre. (Soulagement infini de la solution de traduction sauvée : comment faire sentir cela à quelqu’un qui me lit et n’a jamais traduit ? Presque une sensation physique, qui n’existe peut-être, dans tout le champ de l’art, qu’en traduction.)

Mais la seconde d’après, le vieux mal me reprend, je ne peux m’empêcher de revenir aux premiers mots, au reuh-quin, de demander encore à Vincent : tu es certain, vraiment CERTAIN que c’est la bonne solution ? Il me rassure, avec cette douceur, cette patience que j’ai appris à connaître, ce sourire bienfaisant dans la voix qu’il a gardés pendant tous nos échanges, même quand je revenais encore sur tel mot que nous avions déjà remplacé dix fois. Mais il en a vu d’autres, et il me dit, comme une chose toute simple, sans gravité : tu verras, ça marche bien.

Mardi 4 juillet 2023
Aix-en-Provence, Théâtre de l’Archevêché,
21h59

Toute la journée, estomac serré, garrotté, oreilles bourdonnantes. Cette découverte qu’on peut avoir le trac pour un texte comme pour un rôle, je préfère ne pas penser à ce que sont en train de traverser les comédiens.

Je vois les visages sans les voir, je n’entends pas ce qu’on me dit, j’ai le rire creux ; mes yeux restent aimantés au grand rideau de fer qui, étrangement, a quelque chose de rassurant.

Par-dessus, le ciel immense est étoilé, sans lune ; mon esprit s’apaise un instant, je crois y apercevoir le cortège de toutes les lunes qui m’ont guidé, consolé – lunes de Soho, lunes de Saint-Jean, lunes de Neukölln, fins croissants reflétés sur les eaux du canal –, tous ces clairs de lunes qui m’ont donné l’espoir que le texte prenne enfin corps, trouve sa vraie voix.

Brecht & Weill : L'opéra de quat'sous. Festival d'Aix-en-Provence 2023 (arte concert)

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Bertolt Brecht, L’opéra de quat’sous, suivi du film de quat’sous et du procès de quat’sous, édition et traduction d’Alexandre Pateau, préface de Jean-Louis Besson, L’Arche éditeur.

 

La nouvelle mise en scène de Thomas Ostermeier, présentée à l’occasion du 75e Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, avec la troupe de la Comédie-Française et les musiciens de l’ensemble Le Balcon dirigés par Maxime Pascal, est reprise Salle Richelieu, à Paris, du 23 septembre au 5 novembre 2023. Le spectacle affiche complet, mais des places sont toujours disponibles au guichet, une heure avant le début de chaque représentation.

L’enregistrement intégral des songs chantés par les Comédiennes et Comédiens-Français, avec les narrations originales de Brecht dites en français par Thomas Ostermeier, est disponible en CD et double vinyle chez Alpha Classics et sur toutes les plateformes d’écoute en ligne.

Et pour celles et ceux qui souhaiteraient aller plus loin :

L’opéra de quat’sous dans l’émission « Sous la couverture » de Philippe Venturini, à réécouter sur France Musique

« Quelle comédie ! », le lancement de la saison 2023-2024 à la Comédie-Française avec L’opéra de quat’sous

Une table ronde à trois voix sur les enjeux de la traduction poétique et musicale, dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence 2023

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Remerciements

Je remercie chaleureusement Aurélie Maurin et Solveig Bostelmann d’avoir accueilli ces fragments de journal dans les pages de TOLEDO. J’aimerais profiter de la précieuse liberté de ton qu’elles m’offrent en détaillant deux remerciements que j’ai formulés de manière succincte dans la nouvelle édition de L’opéra de quat’sous:

Sans le soutien de Camille, ma compagne et première lectrice de toujours, et de notre fille Léonce, il m’eût été littéralement impossible d’aller au bout de ce travail. Du fond de mon cœur, je les remercie.

J’ai dédié cette traduction à Frank Heibert. Je veux ici lui rendre hommage de manière plus explicite et dire combien son œuvre non seulement de traducteur, mais aussi de passeur et de pédagogue, son action de transmission si généreuse (notamment comme mentor dans le cadre du Programme Georges-Arthur Goldschmidt), sont une source d’inspiration et de motivation pour nombre de collègues plus jeunes, qui travaillent dur pour réaliser leur vocation et faire de la traduction littéraire un métier, dans le sens le plus noble du terme.

Et je remercie mon ami Till Bardoux d’avoir magnifiquement traduit ces pages en allemand.

 

23.09.2023
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Né en 1988, Alexandre Pateau œuvre depuis quinze ans pour la transmission en français de textes poétiques et littéraires de langue allemande. Sa traduction du recueil Les Variations de la citerne de Jan Wagner (Actes Sud) a été récompensée en 2020 par les prix de traduction poétique Nelly-Sachs et Max-Jacob.