TALKS Berührungsängste Berührungslust

Berührungslust

Comme vous, traductrices amies & amis traducteurs qui avez accepté de mêler vos voix pour former un chœur que chaque chant rend plus limpide, comme vous sans doute je me suis répété maintes fois ce mot de Berührungsangst, le murmurant, le scandant, y revenant silencieusement pour le scruter sous ses angles tels qu’ils m’apparaissaient tour à tour : sémantique, phonétique, rythmique, singulier, Berührungsangst, pluriel, Berührungsängste, cherchant déjà et dans le même mouvement à l’attraper, à le fixer, à « mettre quelque chose dessus » – première étape viscérale et souvent prématurée que traverse toute traductrice avant de pouvoir dire quelles résonances ce mot va peut-être trouver en elle, en lui, quelle place dans le secret de sa langue –, et pour le traduire traquant d’emblée la solution parlante, l’expression libre et déliée, mais ne trouvant rien d’assez dansant et retombant sans cesse et piteusement dans l’inertie du littéral, immanquablement ramené, j’allais écrire : ravalé à cette solution toute plate : Berührungsangst = « peur du contact », qui sonne creux (sonne creux pour moi) parce qu’elle colle trop (colle trop pour moi), forcé enfin de capituler et comprenant que ce mot, je serai pour l’heure incapable de me le restituer et d’en entendre le plus fécond écho.

Mais dans les harmoniques de Berührungs a n g s t je percevais en même temps, et de plus en plus nettement, un autre accord : Berührungs l u s t. Il me semble que je pourrais en rendre un peu mieux le timbre, et tenter de saisir dans sa terminaison l’occasion d’un autre commencement, d’une floraison.

Berührungslust – solution de départ, faute de mieux1 : « Envie de toucher et, touchant, d’être touché. » Ce mot a aussi son pluriel, Berührungs l ü s t e, plus harmonieux à première vue que -ä n g s t e, à cause des deux ü qui lui confèrent le rythme et le poids à peine marqués d’un mot-vers, mais un peu trop précieux, lourd d’envies un peu trop plurielles, précisement2, et comme déjà se dispersant : non, c’est le singulier, le beau et rond singulier qui insensiblement trouve sa mélodie dans mon oreille et me rappelle la première fois que j’ai éprouvé en mon être cette « envie » qui à l’instant même où je l’évoque se change en désirBerührungslust

 

Und fast ein Mädchen wars und ging hervor
Aus diesem einigen Glück von Sang und Leier
und glänzte klar durch ihre Frühlingsschleier
und machte sich ein Bett in meinem Ohr.

 

C’était presque une enfant et qui surgit pareille
de l’unique bonheur de la lyre et du chant,
brillant si claire sous ses voiles de printemps
et là elle se fit un lit dans mon oreille.

 

Il y a quelques années, approchant la traduction poétique en vaillant dilettante, je m’étais mis en tête de retraduire – là aussi, l’allemand nous offre un verbe à la fois plus puissant, plus précis et plus ouvert : nachdichten – j’avais décidé de « recomposer », de « postpoétiser », d’« aprécrire » les Sonnets à Orphée de Rainer Maria Rilke, dont aucune des versions connues ne me semblait restituer en français ne serait-ce qu’une humble part de la clarté et de la force originelles, pas même le dessin3. Après avoir passé plusieurs mois à retourner dans mon esprit les reliefs d’un seul quatrain, anxieux et précoce comme pour manipuler Berührungsangst mais déjà saisi et porté par Berührungslust, j'étais parvenu à une version qui me semblait tenir debout sans trop vaciller et je m’apprêtais à me lancer dans le cycle intégral, en commençant par celui des cinquante-cinq sonnets qui renfermait ma strophe fétiche.

Un dernier doute, cependant : restait-il une traduction qui m’avait échappé et qui justifierait, par sa vision nouvelle, d’ajourner l’entreprise, voire de la mettre au rebut ? J’ai fait une dernière recherche, par acquit de conscience, selon l’expression consacrée, et j’ai aussitôt découvert, dans leur pleine évidence, comme la chose la plus simple au monde, vraiment comme un phénomène naturel, une petite cascade jusqu’alors dérobée aux regards : les Sonnets à Orphée de Charles Dobzynski4. Par acquit de conscience… ! Qui n’a pas, au moment de remettre les épreuves d’une traduction mûrie de longue date, connu la terrible révélation venue subitement bouleverser non seulement tel raisonnement patiemment échafaudé, mais notre vision d’ensemble et jusqu’à la compréhension même de la nature du texte ?

 

Und schlief in mir. Und alles war ihr Schlaf.
Die Bäume, die ich je bewundert, diese
fühlbare Ferne, die gefühlte Wiese
und jedes Staunen, das mich selbst betraf.

 

Et tout fut le sommeil de celle en moi dormant.
Ces arbres admirés quelque jour, ce sensible
lointain et la prairie à éprouver tangible
et ce qui m’atteignait de chaque étonnement.

 

Avec un autre couple de langues, foulant un territoire poétique moins familier, le même choc, le même rappel m’eût à coup sûr été lancé par Sika Fakambi traduisant Zora Neale Hurston5, par Danièle Robert traduisant Dante, par Josée Kamoun traduisant Jack Kerouac6, par Jean-Baptiste Para traduisant Boris Ryji, par Valérie Rouzeau traduisant Sylvia Plath – et, suprêmement, par Rilke traduisant7 toutes les voix qui se sont lentement déposées en lui8.

Dans la bouleversante préface que Charles Dobzynski donne aux Sonnets à Orphée, il dit l’envoûtement poétique rédempteur agissant sur un jeune garçon juif et polonais ayant échappé aux atrocités de la guerre, pour qui la langue de Rilke va devenir l’occasion de s’approprier en secret ce versant de la culture germanique resté intouché par les nazis. Il écrit :

« Apprenant par cœur, jour après jour, le texte des Sonnets, j’ai éprouvé véritablement pour la première fois ce qu’une forme poétique, pratiquée dans toute sa rigueur et selon ses plus subtiles virtualités, peut produire en fait de magnétisme impérieux, au point d’agir sur la mémoire à la façon d’un électro-aimant. Car à force de me les redire, pris au filet de leur scansion et de leur quadrillage, voilà qu’à mon insu j’entrais dans leur jeu et s’opérait en moi leur transfusion et leur métamorphose, comme obéissant au phénomène de transmutation que Rilke ne cesse d’invoquer. Selon le processus même de la création, la fermentation de certains mots produisant un alcool de l’esprit qui me tenait en éveil, à l’affût, me revenait en toute occasion comme un leitmotiv, et je les ruminais en mon for intérieur, les répétant à voix haute, à table ou au volant de ma voiture, aux oreilles médusées de mon fils qui se demandait quelle drôle de mouche – ou de ver ! – avait bien pu me piquer, lorsque je déclamai : »

 

Sie schlief die Welt. Singender Gott, wie hast
du sie vollendet, daß sie nicht begehrte
erst wach zu sein? Sieh, sie erstand und schlief.

 

Elle dormait le monde. Ô Dieu chanteur, est-ce que
tu l’as parfaite afin qu’elle n’ait point d’abord
désir de s’éveiller ? Vois, levée elle dort.

 

Dobzynski avait quinze ans lorsqu’il fit sa première tentative, restée à l’état d’ébauche ; bien des années plus tard, devenu rédacteur en chef de la revue Europe, il remit le texte sur le métier à la faveur d’un cahier consacré à Rilke. Jetant tous ses anciens brouillons et reprenant l’intégralité des sonnets depuis le premier vers, il en donna une nouvelle traduction qui parut successivement chez deux éditeurs mais fut vite épuisée. Vingt-deux ans passèrent avant qu’il décide de refondre sa traduction, encore, pour nous donner cette dernière version miraculeuse des Sonnets à Orphée. Plus loin dans sa préface – il me suffirait désormais de la citer toute entière –, il ajoute :

« Sait-on pourquoi telle musique vous saisit, vous habite et ne vous lâche plus ? Ce qui fait que tels mots, plutôt que d’autres, soudainement s’emparent de votre être, s’y égrènent sans relâche, jusqu’à devenir les obscures semences de quelque chose en vous qui ne germera que bien plus tard, à quoi sur le moment on est aveugle et sourd, et qui pourtant commence à tisser dans votre inconscient une tapisserie aux contours encore indiscernables mais où déjà s’engouffre tout l’inconnu qui la fait se déployer dans la nuit. »

Quand je pense à Berührungslust, non par opposition mais comme dépassement de Berührungsangst – je dirais presque « surpassement », « surmontement », pour reprendre le symbole rilkéen de l’arbre jaillissant hors de son sol obscur9 –, me vient l’image de Charles Dobzynski habité pendant toute sa vie par le désir de traduire une poignée de poèmes écrits en allemand, traversant la guerre empli de ce désir, survivant à elle empli de ce désir, et voulant, par la seule grâce de ce désir, s’avancer pour toucher la langue, toucher le texte, et, touchant du même élan sa lectrice, son lecteur, toucher sa propre âme et réunir ces forces en une constellation amie et salvatrice10.

Voilà que le traducteur s'est métamorphosé en Orphée touchant sa lyre, et le texte qu’il nous donne au terme d’un cheminement de tant d’années résonne comme la plus simple et pure des musiques, un bruit premier. Ce profond désir d’aller toucher le texte en surmontant, en sublimant la « peur du contact », comme on s’avance pour la première fois, enfant, vers l’instrument de musique dont on voudrait jouer, ce désir de toucher – et en même temps, bien sûr, cette crainte de ne pas toucher comme il le faudrait, d’abîmer, de tordre par mégarde11 –, ce désir, s’il est suffisamment exercé et ressenti, peut se muer en « art de toucher ». Un troisième mot se forge alors, plus littéral et moins accessible peut-être que Berührungsangst et Berührungslust, mais pourquoi ne pas le tenter ? Berührungskunst12...

 

Wo ist ihr Tod? O, wirst du dies Motiv
erfinden noch, eh sich dein Lied verzehrte? –
Wo sinkt sie hin aus mir? … Ein Mädchen fast …

 

Où est sa mort ? Ô ce motif, le sauras-tu
Inventer mais avant que ton chant se soit tu ? –
Elle me quitte… Où sombre-t-elle ? Une enfant presque…

 

Traduire : tendre la main en ce geste où la peur de mal toucher rejoint le désir de toucher merveilleusement.

 

Pour poursuivre la réflexion autour de Berührungsangst & Berührungslust, découvrez l’entretien vidéo de Camille Luscher et Alexandre Pateau :

Als Mann Carolin Emcke übersetzen

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24.02.2021
Fußnoten
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PDF

Alexandre Pateau a traduit, avec Julien Lapeyre de Cabanes, un recueil du poète Jan Wagner intitulé Regentonnenvariationen (Les Variations de la citerne, Actes Sud, 2019). Leur travail a été distingué en 2020 par le Prix Nelly-Sachs et le Prix Max-Jacob (décerné à l'auteur de l'œuvre traduite en français).

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